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Quiconque a d茅j脿 lu Milan Kundera sait que l'Europe (comme entit茅 culturelle, non pas g茅ographique) occupe une place centrale dans sa pens茅e artistique. Aussi n'est-il gu猫re surprenant que la r茅flexion romanesque de Milan Kundera, dans son essai intitul茅聽L'art du roman, s'ouvre sur la crise de l'humanit茅 europ茅enne, au sens o霉 l'entendait Husserl. Cette crise, selon le philosophe, trouverait sa source chez Descartes, au d茅but des Temps modernes, dans 芦 le caract猫re unilat茅ral des sciences europ茅ennes qui avaient r茅duit le monde 脿 un simple objet d'exploration technique et math茅matique 禄 (Kundera, 1986, p. 13). Contrairement 脿 la philosophie grecque qui traiterait du monde dans son ensemble, les Temps modernes r茅cuseraient le 芦 monde concret de la vie 禄 (Kundera, 1986, p. 14) en dehors du champ des connaissances. D猫s lors, dans les tunnels de la sp茅cialisation scientifique de la Modernit茅, l'homme perdrait de vue l'ensemble du monde et de lui-m锚me pour tomber dans ce que Heidegger, disciple de Husserl, nommait聽l'oubli de l'锚tre.

Milan Kundera, en tant que romancier, ajoute toutefois une nuance importante au discours des deux ph茅nom茅nologues : 芦 le fondateur des Temps modernes n'est pas seulement Descartes mais aussi Cervant猫s. 禄 (Kundera, 1986, p. 14) Dans leur jugement des Temps modernes, Husserl et Heidegger n茅gligent l'auteur de Don Quichotte et, avec lui, la naissance du roman moderne. Pourtant, 芦 [s]'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oubli茅 l'锚tre de l'homme, il appara卯t d'autant plus nettement qu'avec Cervant猫s un grand art europ茅en s'est form茅 qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet 锚tre oubli茅. 禄 (Kundera, 1986, p. 15) Ainsi, toutes les questions que la science europ茅enne aurait r茅cus茅es (芦 l'锚tre de l'homme 禄, 芦 le monde dans son ensemble 禄, 芦 le monde concret de la vie 禄 (Kundera, 1986, p. 13-14)) semblent avoir trouv茅 une certaine post茅rit茅 脿 l'int茅rieur du roman, devenu leur asile.

D猫s lors que la r茅flexion ontologique s'inscrit non plus dans un cadre scientifique, mais romanesque 鈥� c'est-脿-dire artistique 鈥�, aucune entrave cart茅sienne ne la retient ; aucun domaine de la connaissance ne se ferme devant elle. Ainsi lib茅r茅e, la pens茅e romanesque peut d猫s lors acc茅der 脿 tous les champs de connaissance en se faisant tour 脿 tour 芦 m茅taphorique, ironique, hypoth茅tique, hyperbolique, aphoristique, dr么le, provocatrice, fantaisiste 禄 (Kundera, 2005, p. 88) et surtout : libre. Mais le prix 脿 payer pour acc茅der 脿 un tel continent est celui de sa propre scientificit茅 脿 laquelle elle doit renoncer en y entrant, ainsi que la part de doute qui en d茅coule.

Ainsi, depuis le d茅but des Temps modernes, le roman, selon Milan Kundera, poursuivrait une mission essentiellement ontologique : qu'est-ce que l'individu? En quoi consiste son identit茅? Le romancier, en tant qu'h茅ritier de Cervant猫s, aurait en effet le devoir de d茅couvrir 芦 une portion jusqu'alors inconnue de l'existence 禄 (Kundera, 1986, p. 16), c'est-脿-dire, insiste 脿 plusieurs reprises Kundera, de mettre 脿 jour ce que seul le roman peut d茅sormais d茅couvrir.

Milan Kundera recompose l'histoire du genre romanesque 脿 la lumi猫re de cette interrogation ontologique : tous les grands romanciers auraient cherch茅 脿 y r茅pondre, d茅voilant au passage diff茅rents aspects de l'existence. L'histoire du roman 茅quivaudrait 脿 la succession de leurs d茅couvertes : Tolsto茂, le premier, convoque l'histoire pour s'interroger sur la capacit茅 qu'a l'homme d'锚tre libre ou non face 脿 elle, de lui 茅chapper; Thomas Mann 茅met quant 脿 lui l'hypoth猫se que l'individu n'est jamais aussi conscient de ses actes qu'il le voudrait : des arch茅types imm茅moriaux, transmis sous forme de mythes, t茅l茅guideraient ses actions depuis le聽puits du pass茅. N茅anmoins, suite 脿 cette question ontologique qui engendre sa pens茅e, qui la met en mouvement, jamais le parcours id茅el du romancier ne sera autre chose qu'une聽辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅聽de r茅ponse 脿 cette 茅nigme.

Les deux mi-temps de l'histoire du roman.

Milan Kundera entretient la conviction que l'histoire du genre romanesque n'est unie par aucun sens commun : chaque romancier est 脿 la recherche de cette histoire, la recompose et la red茅finit sans cesse par ses oeuvres. Aussi insiste-t-il sur sa vision personnelle de l'histoire du roman, qu'il divise en deux mi-temps. Cette c茅sure est essentielle 脿 la compr茅hension de sa propre pratique romanesque (elle en constitue en quelque sorte la gen猫se). Elle surviendrait quelque part entre le XVIII岬� et le XIV岬� si猫cle, rangeant d'un c么t茅 Cervant猫s, Rabelais, Diderot, Sterne, Laclos, Richardson et de l'autre Scott, Balzac, Flaubert, Proust, Tolsto茂, 芦 comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s diff茅rentes (deux fa莽ons diff茅rentes d'锚tre roman) qui ne pouvaient pas 锚tre exploit茅es en m锚me temps, parall猫lement, mais successivement, l'une apr猫s l'autre. 禄 (Kundera, 1993, p.74)

C'est lorsque qu'il rend hommage 脿 Diderot que Kundera synth茅tise le mieux l'esprit qui a anim茅 les romanciers de la premi猫re mi-temps: 芦 1) la libert茅 euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des r茅flexions philosophiques; 3) le caract猫re non-s茅rieux, ironique, parodique, choquant, de ces m锚mes r茅flexions. 禄 (Kundera, 1993, p. 97) On sent par ailleurs, 脿 la lecture des聽Testaments trahis, une certaine nostalgie de la part de l'auteur envers cette libert茅 euphorique dont b茅n茅ficiaient les premiers romanciers de l'histoire du roman. Parce que nous sommes conditionn茅s par l'esth茅tique de la deuxi猫me mi-temps, les romans qui la pr茅c猫dent, d茅plore l'茅crivain, nous semblent vieillis, poss猫dent des nuances qui se perdent et dont la compr茅hension nous 茅chappe. La deuxi猫me mi-temps, avec son imp茅ratif de la composition et de la vraisemblance, aurait donc occult茅 la premi猫re, nous la rendant en quelque sorte 茅trang猫re.

Avec cette deuxi猫me mi-temps, le roman op猫re, selon Milan Kundera, une 谤茅诲耻肠迟颈辞苍 de l'ouverture : le roman resserre sa composition autour de la sc猫ne, avec ses d茅cors, ses dialogues, ses actions. Le but que poursuit d茅sormais le romancier est la saisie de la r茅alit茅 telle qu'elle est, c'est-脿-dire qu'il cherche 脿 retenir, par la description, la fuite du moment pr茅sent. Ce faisant, chez Balzac ou encore chez Dosto茂evski, la composition acquiert un caract猫re th茅芒tral, c'est-脿-dire 芦 concentr茅e a) sur une seule intrigue (contrairement 脿 la pratique de la composition "picaresque" qui est une suite d'intrigues diff茅rentes) ; b) sur les m锚mes personnages (laisser les personnages quitter le roman au milieu de la route, ce qui 茅tait normal pour Cervant猫s, est consid茅r茅 comme un d茅faut) ; c) sur un espace de temps 茅troit 禄 (Kundera, 1993, p. 157). La sc猫ne concentre en elle toute la complexit茅 de l'intrigue, la psychologie, la pens茅e du roman dont elle ne garderait que l'essentiel afin de faire progresser le r茅cit avec une rigueur logique implacable. Tout ce qui n'est pas li茅 脿 l'unit茅 de la sc猫ne deviendrait secondaire, c'est-脿-dire inessentiel, oubli茅 par sa m茅canique.

Les romanciers du troisi猫me temps.

Si le romancier, nostalgique de l'incroyable libert茅 dont jouissaient Rabelais et Diderot, cherche 脿 renouer avec leur pratique, il ne peut n茅anmoins reprendre 芦 le fil l脿 o霉 il a 茅t茅 coup茅 禄 (Kundera, 1993, p. 29) : il doit tenir compte de l'immense apport du XIX岬�. Ainsi, ce que Kundera propose pour r茅int茅grer l'esprit des premiers romanciers dans la pratique romanesque, c'est un pari pour le moins audacieux : r茅concilier la libert茅 euphorique avec la rigueur de la composition afin de se 芦 donner pour base聽toute聽l'exp茅rience historique du roman. 禄 (Kundera, 1993, p.92) En cela r茅siderait le grand d茅fi artistique de Milan Kundera: op茅rer une r茅conciliation entre les deux mi-temps du roman, tout en d茅couvrant au passage de nouvelles 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s pour l'art romanesque, c'est-脿-dire se faire 脿 la fois synth猫se et renouvellement de cette forme. Le romancier ne se consid猫re toutefois pas comme le premier dans cette entreprise :

Les plus grands romanciers de la p茅riode post-proustienne, je pense notamment 脿 Kafka, 脿 Musil, 脿 Broch, 脿 Gombrowicz ou, de ma g茅n茅ration, 脿 Fuentes, ont 茅t茅 extr锚mement sensibles 脿 l'esth茅tique du roman, quasiment oubli茅e, qui a pr茅c茅d茅 le XIX岬� si猫cle : ils ont int茅gr茅 la r茅flexion essayistique 脿 l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit 脿 la digression; insuffl茅 au roman l'esprit du non-s茅rieux et du jeu; renonc茅 aux dogmes du r茅alisme psychologique en cr茅ant des personnages sans pr茅tendre concurrencer (脿 la mani猫re de Balzac) l'茅tat civil; et surtout : ils se sont oppos茅s 脿 l'illusion du r茅el : obligation qui a souverainement gouvern茅 toute la deuxi猫me mi-temps du roman.
Le sens de cette r茅habilitation des principes du roman de la premi猫re mi-temps n'est pas un retour 脿 tel ou tel style r茅tro; pas plus qu'un refus na茂f du roman du XIX岬� si猫cle; le sens de cette r茅habilitation est plus g茅n茅ral : 谤别诲茅蹿颈苍颈谤 et 茅濒补谤驳颈谤 la notion m锚me de roman; s'opposer 脿 sa 谤茅诲耻肠迟颈辞苍 effectu茅e par l'esth茅tique romanesque du XIX岬� si猫cle; lui donner pour base toute l'exp茅rience historique du roman. (Kundera, 1993, p. 91-92)

Ainsi, le roman kunderien, contrairement au Nouveau Roman, ne s'茅rige pas en rupture avec son pass茅, mais cherche 脿 en incarner la r茅unification. Le grand reproche que fait d'ailleurs Milan Kundera 脿 la production romanesque contemporaine, outre qu'elle ne dit rien de nouveau sur l'homme et qu'elle manque d'ambition, est qu'elle 芦 est faite de romans hors de l'histoire du roman 禄 (Kundera, 1993, p. 27). Or, les grandes oeuvres d'art, plaide-t-il, doivent participer 脿 l'histoire de leur art, car ce n'est qu'脿 l'int茅rieur de ce contexte qu'on peut en saisir la nouveaut茅, voire la valeur. Aussi Kundera est-il profond茅ment attach茅 脿 l'histoire de son art, une histoire humaine, d茅fend-t-il, faite par l'homme, une revanche contre l'autre histoire, 芦 cette force hostile, inhumaine qui, non invit茅e, non d茅sir茅e, envahit de l'ext茅rieur nos vies et les d茅molit. 禄 (Kundera, 1993, p. 25)

Dans cette recomposition personnelle, intimiste, de l'histoire du roman et, plus encore, dans les lectures qu'il nous livre des grands classiques qui la composent, l'auteur de聽L'Art du roman聽et des聽Testaments trahis聽ne dresse pas uniquement la g茅n茅alogie de son oeuvre : il est aussi 脿 la recherche de 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s nouvelles pour l'art romanesque. Cette voix qui nous 芦 parle 禄, il ne faut pas l'oublier, n'est pas celle d'un th茅oricien, mais bien celle d'un romancier. Aussi, c'est v茅ritablement en praticien que son regard se pose. La voix du praticien, contrairement au th茅oricien, vient de l'int茅rieur, c'est-脿-dire du lieu o霉 les romans se cr茅ent : Kundera dans聽Une Rencontre, confie que 芦 [q]uand un artiste parle d'un autre, il parle toujours (par ricochet, par d茅tour) de lui-m锚me et l脿 est tout l'int茅r锚t de son jugement. 禄 (Kundera, 2009, p. 23) Plus pr茅cis茅ment, l'auteur cherche de nouvelles 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s qui seraient contenues dans ces romans, mais qui auraient 茅t茅 peu explor茅es, voire oubli茅es, par les g茅n茅rations de romanciers qui ont suivi. Ainsi, quand Kundera nous livre sa lecture d'un roman (ou d'une composition musicale, car cela d茅passe le cadre romanesque), c'est aussi de lui-m锚me qu'il nous parle, de sa propre po茅tique du roman qui s'茅labore par la lecture, par cette histoire du roman qu'il articule, d'o霉 toute son importante pour la compr茅hension de l'oeuvre kunderienne.

Conclusion.

Nombreux sont les romanciers qui n'ont pas 茅crit sur leur propre pratique. C'est pourquoi les 茅crits essayistiques de Milan Kundera nous offrent un regard pr茅cieux sur l'art romanesque : ils nous ouvrent sur ce lieu o霉 les romans s'茅laborent, dans les lectures qui les pr茅parent, dans la vision du monde qui les entourent. Il va sans dire que le pr茅sent dossier ne saurait rendre compte de l'ampleur de la r茅flexion romanesque kunderienne, l'une des plus 茅labor茅es parmi les romanciers, pas plus qu'il ne la remplace. Nous avons pr茅f茅r茅 nous concentrer sur la gen猫se de son art du roman, 茅cartant ainsi des aspects essentiels de sa pratique romanesque, tels que l'influence de la musique, l'anti-lyrisme, l'ironie ou encore l'introduction de l'essai 脿 l'int茅rieur du roman. Aussi encourageons-nous le lecteur 脿 se r茅f茅rer aux quatre essais mentionn茅s au cours de ce dossier, lesquels lui fourniront une vision plus exhaustive de l'art romanesque de Milan Kundera. Enfin, pour 脿 la fois conclure et introduire la bibliographie qui suit, il nous apparait opportun de citer l'extrait suivant tir茅 du聽Rideau听:

Un romancier qui parle de l'art du roman, ce n'est pas un professeur discourant depuis sa chaire. Imaginez-le plut么t comme un peintre qui vous accueille dans son atelier o霉, de tous c么t茅s, ses tableaux vous regardent, appuy茅s contre les murs. Il vous parlera de lui-m锚me, mais encore plus des autres, de leurs romans qu'il aime et qui restent secr猫tement pr茅sents dans son oeuvre propre. Selon ces crit猫res de valeur, il remod猫lera devant vous tout le pass茅 de l'histoire du roman et, par l脿, vous fera deviner sa propre po茅tique du roman, laquelle n'appartient qu'脿 lui et dont, tout naturellement, s'oppose 脿 la po茅tique d'autres 茅crivains. Ainsi, vous aurez l'immense impression de descendre, 茅tonn茅s, dans la cale de l'Histoire o霉 l'avenir du roman est en train de se d茅cider, de devenir, de se faire, en disputes, en conflits, en confrontations. (Kundera, 2005, p. 95)

Ouvrages cit茅s :

• KUNDERA, Milan,聽L'art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, 197 p.
• KUNDERA, Milan,聽Les testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, 330 p.
• KUNDERA, Milan,聽Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, 203 p.
• KUNDERA, Milan,聽Le rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, 196 p.

La pr茅sente bibliographie 鈥� en cours d'茅laboration 鈥� pr茅sente une s茅lection d'extraits dans lesquels Milan Kundera s'exprime sur sa vision du roman. La plupart d'entre eux sont tir茅s des quatre essais qu'il a publi茅 au fil des ans, lesquels contiennent incontestablement la part la plus importante de ses 茅crits sur l'art du roman. Toutefois, nous avons jug茅 pertinent d'y ajouter aussi des extraits tir茅s des oeuvres de fiction, extraits o霉 l'auteur s'exprime sur l'art romanesque ou encore commente l'oeuvre en cours d'茅laboration. Ces extraits, souvent moins 茅tay茅s que ceux des essais, donne toutefois acc猫s 脿 une autre dimension de la pens茅e du romancier sur sa pratique : celle contenue 脿 l'int茅rieur m锚me de son oeuvre. Enfin, le lecteur trouvera aussi des citations tir茅es de diverses publications (entrevues, pr茅faces, chroniques, etc.). Si une bonne part d'entre elles furent int茅gr茅es dans les essais lors de leur r茅daction, ce n'est pas le cas de toutes.

Essais :

L'art du roman, Paris, Gallimard (Folio), 1986, 193 p.

Les testaments trahis, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 330 p.

Le Rideau : essai en sept parties, Paris, Gallimard, 2005, 196 p.

Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, 203 p.

Fiction :

Le livre du rire et de l'oubli, nouvelle 茅dition revue par l'auteur, traduit du tch猫que par Fran莽ois Kerel, Paris, Gallimard (Du monde entier), 1985, 321 p.

Divers (pr茅faces, entrevues, etc.) :

芦 Pr茅face 禄 de Lakis Proguidis,聽La conqu锚te du roman : De Papadiamantis 脿 Boccace, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. IX-XIV.

芦 Pr茅face 禄 de Fran莽ois Ricard,聽La Litt茅rature contre elle-m锚me聽, Montr茅al, Bor茅al, 2002, p. 7-14.

芦 Clarifications, Elucidations: an interview with Milan Kundera 禄, dans The Review of Contemporary Fiction, 茅t茅 1989, p. 7-11.

芦 S'il est vrai que la philosophie et les sciences ont oubli茅 l'锚tre de l'homme, il appara卯t d'autant plus nettement qu'avec Cervant猫s un grand art europ茅en s'est form茅 qui n'est rien d'autre que l'exploration de cet 锚tre oubli茅. [鈥�] Un 脿 un, le roman a d茅couvert, 脿 sa propre fa莽on, par sa propre logique, les diff茅rents aspects de l'existence : avec les contemporains de Cervant猫s, il se demande ce qu'est l'aventure; avec Samuel Richardson, il commence 脿 examiner "ce qui se passe 脿 l'int茅rieur", 脿 d茅voiler la vie secr猫te des sentiments; avec Balzac, il d茅couvre l'enracinement de l'homme dans l'Histoire; avec Flaubert, il explore la terra jusqu'alors incognita du quotidien; avec Tolsto茂, il se penche sur l'intervention de l'irrationnel dans les d茅cisions et le comportement humains. Il sonde de temps : l'insaisissable moment pass茅 avec Marcel Proust; l'insaisissable moment pr茅sent avec James Joyce. Il interroge, avec Thomas Mann, le r么le des mythes qui, venus du fond des temps, t茅l茅guident nos pas. Et c忙tera, et c忙tera. 禄 (p. 15)

芦 Je comprends et partage l'obstination avec laquelle Hermann Broch r茅p茅tait : D茅couvrir ce que seul un roman peut d茅couvrir, c'est la seule raison d'锚tre d'un roman. Le roman qui ne d茅couvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman. 禄 (p. 16)

芦 Comprendre avec Descartes聽l'ego pensant聽comme le fondement de tout, 锚tre ainsi seul en face de l'univers, c'est une attitude que Hegel, 脿 juste titre, jugea h茅ro茂que.
Comprendre avec Cervant猫s le monde comme ambigu茂t茅, avoir 脿 affronter, au lieu d'une seule v茅rit茅 absolue, un tas de v茅rit茅s relatives qui se contredisent (v茅rit茅s incorpor茅es dans des聽ego imaginaires聽appel茅s personnages), poss茅der donc comme seule certitude la sagesse de l'incertitude, cela exige une force non moins grande. 禄 (p.17)

芦 En tant que mod猫le de ce monde, fond茅 sur la relativit茅 et l'ambigu茂t茅 des choses humaines, le roman est incompatible avec l'univers totalitaire. Cette incompatibilit茅 est plus profonde que celle qui s茅pare un dissident d'un apparatchik, un combattant pour les droits de l'homme d'un tortionnaire, parce qu'elle est non seulement politique ou morale mais聽ontologique. Cela veut dire : le monde bas茅 sur une seule V茅rit茅 et le monde ambigu et relatif du roman sont p茅tris chacun d'une mati猫re totalement diff茅rente. La V茅rit茅 totalitaire exclut la relativit茅, le doute, l'interrogation et elle ne peut donc jamais se concilier avec ce que j'appellerais聽l'esprit du roman. 禄 (p. 25)

芦 La mort du roman n'est donc pas une id茅e fantaisiste. Elle a d茅j脿 eu lieu. Et nous savons maintenant聽comment聽le roman se meurt : il ne dispara卯t pas ; son histoire s'arr锚te : ne reste qu'apr猫s elle que le temps de la disparition o霉 le roman reproduit sa forme vid茅e de son esprit. C'est donc une mort dissimul茅e qui passe inaper莽ue et ne choque personne. 禄 (p. 26)

芦 [鈥�] le roman ne peut plus vivre en paix avec l'esprit de notre temps : s'il veut encore continuer 脿 d茅couvrir ce qui n'est pas d茅couvert, s'il veut encore 芦 progresser 禄 en tant que roman, il ne peut le faire que contre le progr猫s du monde. 禄 (p. 31)

芦 [鈥�] tous les romans de tous les temps se penchent sur l'茅nigme du moi. D猫s que vous cr茅ez un 锚tre imaginaire, un personnage, vous 锚tes automatiquement confront茅 脿 la question : qu'est-ce que le moi? Par quoi le moi peut-il 锚tre saisi? C'est une des questions fondamentales sur lesquelles le roman en tant que tel est fond茅. Par les diff茅rentes r茅ponses 脿 cette question, si vous le vouliez, vous pourriez distinguer diff茅rentes tendances et, peut-锚tre, diff茅rentes p茅riodes dans l'histoire du roman. 禄 (p. 35)

芦 L'homme veut r茅v茅ler par l'action sa propre image, mais cette image ne lui ressemble pas. Le caract猫re paradoxal de l'action, c'est une des grandes d茅couvertes du roman. Mais si le roman n'est pas saisissable dans l'action, o霉 et comment peut-on le saisir? Le moment arriva alors o霉 le roman, dans sa qu锚te du moi, dut se d茅tourner du monde visible de l'action et se pencher sur l'invisible de la vie int茅rieure. 禄 (p.36)

芦 [鈥�] le roman tout entier n'est qu'une longue interrogation. 禄 (p. 45)

芦 J'ai trop peur des professeurs pour qui l'art n'est qu'un d茅riv茅 des courants philosophiques et th茅oriques. Le roman conna卯t l'inconscient avant Freud, la lutte des classes avant Marx, il pratique la ph茅nom茅nologie (la recherche de l'essence des situations humaines) avant les ph茅nom茅nologues. 禄 (p. 46)

芦 Le roman n'examine pas la r茅alit茅 mais l'existence. Et l'existence n'est pas ce qui s'est pass茅, l'existence est le champ des 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s humaines, tout ce que l'homme peut devenir, tout ce dont il est capable. Les romanciers dessinent la聽carte de l'existence聽en d茅couvrant telle ou telle 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅 humaine. Mais encore une fois : exister, cela veut dire : "锚tre-dans-le-monde". Il faut donc comprendre et le personnage et son monde comme聽辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s. 禄 (p. 57)

芦 pour moi, les conditions sine qua non du contrepoint romanesque sont : 1. L'茅galit茅 des "lignes" respectives ; 2. L'indivisibilit茅 de l'ensemble. Je me souviens du jour o霉 j'ai fini la troisi猫me partie du聽Livre du rire et de l'oubli, intitul茅e聽Les anges. J'avoue que j'茅tais terriblement fier, persuad茅 d'avoir d茅couvert une nouvelle fa莽on de construire un r茅cit. Ce texte est compos茅 des 茅l茅ments suivants : 1.l'anecdote sur deux 茅tudiantes et leur l茅vitation; 2. Le r茅cit autobiographique; 3.l'essai critique sur un livre f茅ministe; 4.la fable sur l'ange et le diable; 5.le r茅cit sur 脡luard qui vole au-dessus de Prague. Ces 茅l茅ments ne peuvent exister l'un sans l'autre, ils s'茅clairent et s'expliquent mutuellement en examinant un seul th猫me, une seule interrogation : 芦 qu'est-ce qu'un ange? 禄 Seulement cette interrogation les unit. La sixi猫me partie, intitul茅e elle-aussi Les anges, est compos茅e : 1.du r茅cit originel sur la mort de Tamina ; 2.du r茅cit autobiographique sur la mort de mon p猫re; 3.de r茅flexions musicologiques; 4.des r茅flexions sur l'oubli qui ravage Prague. Quel lien entre mon p猫re et Tamina tortur茅e par des enfants? C'est, pour 茅voquer la phrase ch猫re aux surr茅alistes, "la rencontre d'une machine 脿 coudre avec un parapluie" sur la table du m锚me th猫me. La polyphonie romanesque est beaucoup plus po茅sie que technique. 禄 (p. 95)

芦 En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations : tout le monde est s没r de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge. Dans le territoire du roman, on n'affirme pas : c'est le territoire du jeu et des hypoth猫ses. La m茅ditation romanesque est donc, par essence, interrogative, hypoth茅tique. 禄 (p. 97)

芦 M锚me si c'est moi qui parle, ma r茅flexion est li茅e 脿 un personnage. Je veux penser ses attitudes, sa fa莽on de voir les choses, 脿 sa place et plus profond茅ment qu'il ne pourrait le faire. La deuxi猫me partie de聽L'insoutenable l茅g猫ret茅 de l'锚tre聽commence par une longue r茅flexion sur les rapports du corps et de l'芒me. Oui, c'est l'auteur qui parle, mais pourtant tout ce qu'il dit n'est valable que dans le champ magn茅tique d'un personnage : Tereza. C'est la fa莽on de Tereza (quoique jamais formul茅e par elle-m锚me) de voir les choses. 禄 (p. 99)

芦 Un th猫me, c'est une interrogation existentielle. Et de plus en plus, je me rends compte qu'une telle interrogation est, finalement, l'examen de mots particuliers, de mots-th猫mes. Ce qui me conduit 脿 insister : le roman est fond茅 tout d'abord sur quelques mots fondamentaux. C'est comme la "s茅rie des notes" chez Sch枚nberg. Dans聽Le livre du rire et de l'oubli, la "s茅rie" est la suivante : l'oubli, le rire, les anges, la "litost", la fronti猫re. Ces cinq mots principaux sont, dans le cours du roman, analys茅s, 茅tudi茅s, d茅finis, et ainsi transform茅s en cat茅gories de l'existence. Le roman est b芒ti sur ces quelques cat茅gories comme une maison sur des piliers. Les piliers de聽L'Insoutenable L茅g猫ret茅 de l'锚tre聽: la pesanteur, la l茅g猫ret茅, l'芒me, le corps, la Grande Marche, la merde, le kitsch, la compassion, le vertige, la force, la faiblesse. 禄 (p. 104)

芦 Permettez-moi de comparer encore une fois le roman 脿 la musique. Une partie, c'est un mouvement. Les chapitres sont des mesures. Ces mesures sont ou bien courtes, ou bien longues, ou bien d'une dur茅e tr猫s irr茅guli猫re. Ce qui nous am猫ne 脿 la question du tempo. Chaque partie dans mes romans pourrait porter une indication musicale :聽moderato, presto, adagio,聽etc. 禄 (p. 108)

芦 Beaut茅 (et connaissance). Ceux qui disent avec Broch que la connaissance est la seule morale du roman sont trahis par l'aura m茅tallique du mot "connaissance" trop compromis par ses liaisons avec la science. Il faut donc ajouter : tous les aspects de l'existence que le roman d茅couvre, il les d茅couvre comme beaut茅. Les premiers romanciers ont d茅couvert l'aventure. C'est gr芒ce 脿 eux si l'aventure en tant que telle nous para卯t belle et si nous la d茅sirons. Kafka a d茅crit la situation de l'homme tragiquement pi茅g茅. Les kafkologues, autrefois, ont beaucoup disput茅 si leur auteur nous accordait ou non un espoir. Non, pas d'espoir. Autre chose. M锚me cette situation invivable, Kafka la d茅couvre comme 茅trange, noire beaut茅. Beaut茅, la derni猫re victoire possible de l'homme qui n'a plus d'espoir. Beaut茅 dans l'art : lumi猫re subtilement allum茅e du jamais-dit. Cette lumi猫re qui irradie des grands hommes, le temps n'arrive pas 脿 l'assombrir car, l'existence humaine 茅tant perp茅tuellement oubli茅e par l'homme, les d茅couvertes des romanciers, si vieilles qu'elles soient, ne pourront jamais cesser de nous 茅tonner. 禄 (p. 145)

芦 D茅finition. La trame m茅ditative du roman est soutenue par l'armature de quelques mots abstraits. Si je ne veux pas tomber dans le vague o霉 tout le monde croit tout comprendre sans rien comprendre, il faut non seulement que je choisisse ces mots avec une extr锚me pr茅cision mais que je les d茅finisse et red茅finisse [鈥�] Un roman n'est souvent, me semble-t-il, qu'une longue poursuite de quelques d茅finitions fuyantes. 禄 (p. 148)

芦 Le romancier ne fait pas grand cas de ses id茅es. Il est un d茅couvreur qui, en t芒tonnant, s'efforce 脿 d茅voiler un aspect inconnu de l'existence. Il n'est pas fascin茅 par sa voix mais par une forme qu'il poursuit, et seules les formes qui r茅pondent aux exigences de son r锚ve font partie de son oeuvre. Fielding, Sterne, Flaubert, Proust, Faulkner, C茅line.

L'茅crivain s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des id茅es.

Le seul contexte o霉 l'on peut saisir la valeur d'un roman est celui de l'histoire du roman. Le romancier n'a pas de comptes 脿 rendre 脿 personne, sauf 脿 Cervant猫s. 禄 (p. 173)

芦 le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'脿 dire qu'il n'est m锚me pas le porte-parole de ses propres id茅es. Quand Tolsto茂 a esquiss茅 la premi猫re variante d'Anna Kar茅nine, Anna 茅tait une femme tr猫s antipathique et sa fin tragique n'茅tait que justifi茅e et m茅rit茅e. La version d茅finitive du roman est bien diff茅rente, mais je ne crois pas que Tolsto茂 ait chang茅 entre-temps ses id茅es morales, je dirais plut么t que, pendant l'茅criture, il 茅coutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il 茅coutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont 脿 l'茅coute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de m茅tier. 禄 (p. 186)

芦 La cr茅ation du champ imaginaire o霉 le jugement moral est suspendu fut un exploit d'une immense port茅e : l脿 seulement peuvent s'茅panouir des personnages romanesques, 脿 savoir des individus con莽us non pas en fonction d'une v茅rit茅 pr茅existante, en tant qu'exemples du bien ou du mal, ou en tant que repr茅sentations de lois objectives qui s'affrontent, mais en tant qu'锚tres autonomes fond茅s sur leur propre morale, sur leurs propres lois. 禄 (p. 16)

芦 Qu'est-ce qu'un individu? O霉 r茅side son identit茅? Tous les romans cherchent une r茅ponse 脿 ces questions. En effet, par quoi un moi se d茅finit-il? Par ce qu'un personnage fait, par ses actions? Mais l'action 茅chappe 脿 son auteur, se retourne presque toujours contre lui. Par sa vie int茅rieure donc, par les pens茅es, par les sentiments cach茅s? Mais un homme est-il capable de se comprendre lui-m锚me? Ses pens茅es cach茅es peuvent-elles servir de cl茅 pour son identit茅? Ou bien l'homme est-il d茅fini par sa vision du monde, par ses id茅es, par sa聽Weltanschauung? 禄 (p. 20)

[Sur l'histoire du roman en tant que vengeance sur l'Histoire tout court] 芦 L'Histoire. Peut-on encore se r茅clamer de cette autorit茅 d茅su猫te? Ce que je vais dire n'est qu'un aveu purement personnel : en tant que romancier je me suis toujours senti 锚tre dans l'histoire, 脿 savoir au milieu d'un chemin, en dialogue avec ceux qui m'ont pr茅c茅d茅 et m锚me peut-锚tre (moins) avec ceux qui viendront. Je parle bien s没r de l'histoire du roman, d'aucune autre, et je parle d'elle telle que je la vois : elle n'a rien 脿 faire avec la raison extra-humaine de Hegel; elle n'est ni d茅cid茅e 脿 l'avance ni identique 脿 l'id茅e de progr猫s; elle est enti猫rement humaine, faite par les hommes, par quelques hommes et, partant, comparable 脿 l'茅volution d'un seul artiste qui tant么t agit de fa莽on banale, puis impr茅visible, tant么t avec g茅nie, puis sans, et qui souvent rate des occasions.
Je suis en train de faire la d茅claration de l'adh茅sion 脿 l'histoire du roman, alors que tous mes romans exhalent l'horreur de l'Histoire, de cette force hostile, inhumaine qui, non invit茅e, non d茅sir茅e, envahit de l'ext茅rieur nos vies et les d茅molit. Pourtant, il n'y a rien d'incoh茅rent dans cette double attitude car l'Histoire de l'humanit茅 et l'histoire du roman sont choses toutes diff茅rentes. Si la premi猫re n'appartient pas 脿 l'homme, si elle s'est impos茅e 脿 lui comme une force 茅trang猫re sur laquelle il n'a aucune prise, l'histoire du roman (de la peinture, de la musique) est n茅e de la libert茅 de l'homme, de ses cr茅ations enti猫rement personnelles, de ses choix. Le sens de l'histoire d'un art est oppos茅 脿 celui de l'Histoire tout court. Par son caract猫re personnel, l'histoire d'un art est une vengeance de l'homme sur l'impersonnalit茅 de l'Histoire de l'humanit茅.
Caract猫re personnel de l'histoire du roman? Pour pouvoir former un seul tout au cours des si猫cles cette histoire ne doit-elle pas 锚tre unie par un sens commun, permanent et, donc, n茅cessairement suprapersonnel? Non. Je crois que m锚me ce sens commun reste toujours personnel, humain, car, pendant la course de l'histoire, le concept de tel ou tel art (qu'est-ce que le roman?) ainsi que le sens de son 茅volution (d'o霉 vient-il et o霉 va-t-il?) sont sans cesse d茅finis et red茅finis par chaque artiste, par chaque nouvelle oeuvre. Le sens de l'histoire du roman c'est la recherche de ce sens, sa perp茅tuelle cr茅ation et re-cr茅ation. 禄 (p. 25-26)

芦 [鈥�] la m锚me formule, "la fin de l'histoire", appliqu茅e 脿 l'art me serre le coeur; cette fin, je ne sais que trop bien l'imaginer car la plus grande partie de la production romanesque d'aujourd'hui est faite de romans hors de l'histoire du roman [鈥�] qui ne disent rien de nouveau, n'ont aucune ambition esth茅tique, n'apportent aucun changement 脿 notre compr茅hension de l'homme ni 脿 la forme romanesque, se ressemblent l'un l'autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir.
Selon moi, les grandes oeuvres ne peuvent na卯tre que dans l'histoire de leur art et en聽participant聽脿 cette histoire. Ce n'est qu'脿 l'int茅rieur de l'histoire que l'on peut saisir ce qui est nouveau et ce qui est r茅p茅titif, ce qui est d茅couverte et ce qui est imitation, autrement dit, ce n'est qu'脿 l'int茅rieur de l'histoire qu'une oeuvre peut exister en tant que聽valeur聽que l'on peut discerner et appr茅cier. 禄 (p. 27-28)

[Les deux mi-temps de l'histoire du roman] : 芦 Quand je pense 脿 ces deux histoires [celle du roman et de la musique], je ne peux me lib茅rer de l'impression qu'elles se sont d茅roul茅es 脿 des rythmes semblables, pour ainsi dire, en deux mi-temps. Les c茅sures entre les mi-temps, dans l'histoire de la musique et dans celle du roman, ne sont pas synchrones. Dans l'histoire de la musique, la c茅sure s'茅tend sur tout le XVIII岬� si猫cle (l'apog茅e symbolique de la premi猫re moiti茅 se trouvant dans L'Art de la fugue de Bach, le commencement de la deuxi猫me dans les oeuvres des premiers classiques) ; la c茅sure dans l'histoire du roman arrive un peu plus tard : entre le XVIII岬� et le XIX岬� si猫cle, 脿 savoir entre, d'un c么t茅, Laclos, Sterne, et de l'autre c么t茅, Scott, Balzac. Cet asynchronisme t茅moigne que les causes les plus profondes qui r茅gissent le rythme de l'histoire des arts ne sont pas sociologiques, politiques, mais esth茅tiques : li茅es au caract猫re intrins猫que de tel ou tel art; comme si l'art du roman, par exemple, contenait deux 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s diff茅rentes (deux fa莽ons diff茅rentes d'锚tre roman) qui ne pouvaient pas 锚tre exploit茅es en m锚me temps, parall猫lement, mais successivement, l'une apr猫s l'autre. [鈥�] [N]ous sommes tous 茅duqu茅s dans l'esth茅tique de la deuxi猫me mi-temps. [鈥�] Les livres du romancier le plus c茅l猫bre du XVIII岬� si猫cle, Samuel Richardson, sont introuvables dans les librairies et pratiquement oubli茅s. Balzac, par contre, m锚me s'il peut para卯tre vieilli, est toujours facile 脿 lire, sa forme est compr茅hensible, famili猫re au lecteur et, bien plus, elle est pour lui le mod猫le de la forme romanesque. [鈥�] La grande oeuvre fondatrice de Cervant猫s a 茅t茅 anim茅e par l'esprit du non-s茅rieux, esprit qui, depuis fut rendu incompr茅hensible par l'esth茅tique romanesque de la deuxi猫me mi-temps, par son imp茅ratif de la vraisemblance.
La deuxi猫me mi-temps a non seulement 茅clips茅 la premi猫re, elle l'a refoul茅e; la premi猫re mi-temps est devenue la mauvaise conscience du roman 禄 (p. 73-75).

芦 Les plus grands romanciers de la p茅riode post-proustienne, je pense notamment 脿 Kafka, 脿 Musil, 脿 Broch, 脿 Gombrowicz ou, de ma g茅n茅ration, 脿 Fuentes, ont 茅t茅 extr锚mement sensibles 脿 l'esth茅tique du roman, quasiment oubli茅e, qui a pr茅c茅d茅 le XIX岬� si猫cle : ils ont int茅gr茅 la r茅flexion essayistique 脿 l'art du roman; ils ont rendu plus libre la composition; reconquis le droit 脿 la digression; insuffl茅 au roman l'esprit du non-s茅rieux et du jeu; renonc茅 aux dogmes du r茅alisme psychologique en cr茅ant des personnages sans pr茅tendre concurrencer (脿 la mani猫re de Balzac) l'茅tat civil; et surtout : ils se sont oppos茅s 脿 l'illusion du r茅el : obligation qui a souverainement gouvern茅 toute la deuxi猫me mi-temps du roman.
Le sens de cette r茅habilitation des principes du roman de la premi猫re mi-temps n'est pas un retour 脿 tel ou tel style r茅tro; pas plus qu'un refus na茂f du roman du XIX岬� si猫cle; le sens de cette r茅habilitation est plus g茅n茅ral :聽谤别诲茅蹿颈苍颈谤听别迟听茅濒补谤驳颈谤聽la notion m锚me de roman; s'opposer 脿 sa聽谤茅诲耻肠迟颈辞苍聽effectu茅e par l'esth茅tique romanesque du XIX岬� si猫cle; lui donner pour base听迟辞耻迟别听l'exp茅rience historique du roman. 禄 (p. 91-92)

芦 ma pi猫ce [Jacques et son ma卯tre] 茅tait l'exaltation de quelques principes familiers aux anciens romanciers, et qui, en m锚me temps, m'茅taient chers : 1) la libert茅 euphorique de la composition; 2) le voisinage constant des histoires libertines et des r茅flexions philosophiques; 3) le caract猫re non-s茅rieux, ironique, parodique, choquant, de ces m锚mes r茅flexions. 禄 (p. 97)

芦 Depuis toujours, profond茅ment, violemment, je d茅teste ceux qui veulent trouver dans une oeuvre d'art une attitude (politique, philosophique, religieuse, etc.), au lieu d'y chercher une intention de conna卯tre, de comprendre, de saisir tel ou tel aspect de la r茅alit茅. 禄 (p. 111)

芦 Le besoin de s'opposer 脿 la perte de la r茅alit茅 fuyante du pr茅sent, le roman ne le conna卯t, me semble-t-il, qu'脿 partir d'un certain moment de son 茅volution. La nouvelle boccacienne est l'exemple de cette abstraction en laquelle se transforme le pass茅 d猫s qu'on le raconte : c'est une narration qui, sans aucune sc猫ne concr猫te, presque sans dialogues, telle une sorte de r茅sum茅, nous communique l'essentiel d'un 茅v茅nement, la logique causale d'une histoire.
Les romanciers venus apr猫s Boccace 茅taient eux-m锚mes d'excellents conteurs, mais capter le concret du temps pr茅sent, ce n'茅tait ni leur probl猫me ni leur ambition. Ils racontaient une histoire, sans n茅cessairement l'imaginer dans des sc猫nes concr猫tes.
La sc猫ne devient l'茅l茅ment fondamental de la composition du roman (le lieu de la virtuosit茅 du romancier) au commencement du XIX岬� si猫cle. Chez Scott, chez Balzac, chez Dosto茂evski, le roman est compos茅 comme une suite de sc猫nes minutieusement d茅crites avec leur d茅cor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n'est pas li茅 脿 cette suite de sc猫nes, tout ce qui n'est pas sc猫ne, est consid茅r茅 et ressenti comme secondaire, voire superflu. Le roman ressemble 脿 un tr猫s riche sc茅nario. 禄 (p. 154-155)

芦 L脿, on touche 脿 la conviction la plus profonde de tout romancier : rien n'est plus dissimul茅 que la prose de la vie; tout homme tente perp茅tuellement de transformer sa vie en mythe, tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec de mauvais vers). Si le roman est un art et non pas seulement un "genre litt茅raire", c'est que la d茅couverte de la prose est sa聽mission ontologique聽qu'aucun autre art que lui ne peut assumer enti猫rement. 禄 (p. 159)

芦 Par son refus du syst猫me, Nietzsche change en profondeur la fa莽on de philosopher : comme l'a d茅fini Hannah Arendt, la pens茅e de Nietzsche est une pens茅e exp茅rimentale. Sa premi猫re impulsion est de corroder ce qui est fig茅, de miner des syst猫mes commun茅ment accept茅s, d'ouvrir des br猫ches pour s'aventurer dans l'inconnu; le philosophe de l'avenir sera聽别虫辫茅谤颈尘别苍迟补迟别耻谤, dit Nietzsche; libre de parvenir dans diff茅rentes directions qui peuvent, 脿 la rigueur, s'opposer.
Si je suis partisan d'une forte pr茅sence du penser dans un roman cela ne veut pas dire que j'aime ce qu'on appelle le "roman philosophique", cet asservissement du roman 脿 une philosophie, cette "mise en r茅cit" des id茅es morales ou politiques. La pens茅e authentiquement romanesque (telle que le roman la conna卯t depuis Rabelais) est toujours asyst茅matique; indisciplin茅e; elle est proche de celle de Nietzsche; elle est exp茅rimentale; elle force des br猫ches dans tous les syst猫mes d'id茅es qui nous entourent; elle examine (notamment par l'interm茅diaire des personnages) tous les chemins de r茅flexion en essayant d'aller jusqu'au bout de chacun d'eux.聽禄 (p. 209)

芦 Le refus nietzsch茅en de la pens茅e syst茅matique a une autre cons茅quence : un immense 茅largissement th茅matique; les cloisons entre les diff茅rentes disciplines philosophiques qui ont emp锚ch茅 de voir le monde r茅el dans toute son 茅tendue sont tomb茅es et d猫s lors toute chose humaine peut devenir objet de la pens茅e d'un philosophe. Cela aussi rapproche la philosophie du roman : pour la premi猫re fois la philosophie r茅fl茅chit non pas sur l'茅pist茅mologie, sur l'esth茅tique, sur l'茅thique, sur la ph茅nom茅nologie de l'esprit, sur la critique de la raison, etc., mais sur聽tout ce qui est humain. 禄 (p. 209)

芦 Comme Nietzsche a rapproch茅 la philosophie du roman, Musil a rapproch茅 le roman de la philosophie. Ce rapprochement ne veut pas dire que Musil soit moins romancier que d'autres romanciers. De m锚me que Nietzsche n'est pas moins philosophe que d'autres philosophes.
Le roman pens茅 de Musil accomplit lui aussi un 茅largissement th茅matique jamais vu; rien de ce qui peut 锚tre pens茅 n'est exclu d茅sormais de l'art du roman. 禄 (p. 211)

芦 L'ironie veut dire : aucune des affirmations qu'on trouve dans un roman ne peut 锚tre prise isol茅ment, chacune d'elle se trouve dans une confrontation complexe et contradictoire avec d'autres affirmations, d'autres situations, d'autres gestes, d'autres id茅es, d'autres 茅v茅nements. Seule une lecture lente, deux fois, plusieurs fois r茅p茅t茅e, fera ressortir tous les聽rapports ironiques聽脿 l'int茅rieur du roman sans lesquels le roman restera incompris. 禄 (p. 241)

芦 Les contemporains de Robert Musil admiraient beaucoup plus son intelligence que ses livres; selon eux, ils auraient d没 茅crire des essais et non pas des romans. Pour r茅futer cette opinion il suffit d'une preuve n茅gative : lire les essais de Musil; qu'ils sont lourds, ennuyeux et sans charme! Car Musil est un grand penseur seulement dans ses romans. Sa pens茅e a besoin de se nourrir des situations concr猫tes de personnages concrets; bref, c'est une聽pens茅e romanesque, non pas philosophique. 禄 (p. 281)

芦 Il y a une r茅flexion romanesque comme il y a un dialogue et une action romanesque. Les longues r茅flexions historiques dans聽La Guerre et la Paix聽sont impensables hors du roman, par exemple dans une revue scientifique. 脌 cause du langage, bien s没r, plein de comparaisons et de m茅taphores intentionnellement na茂ves. Mais surtout parce que Tolsto茂 parlant de l'Histoire ne s'int茅resse pas, comme le ferait un historien, 脿 la description exacte des 茅v茅nements, 脿 leurs cons茅quences pour la vie sociale, politique, culturelle, 脿 l'茅valuation du r么le d'un tel et d'un tel, etc. ; il s'int茅resse 脿 l'Histoire en tant que聽nouvelle dimension de l'existence humaine. 禄 (p. 282)

芦 La prose : ce mot ne signifie pas seulement un langage non versifi茅; il signifie aussi le caract猫re concret, quotidien, corporel de la vie. Dire que le roman est l'art de la prose n'est donc pas une lapalissade; ce mot d茅finit le sens profond de cet art. L'id茅e ne vient pas 脿 Hom猫re de se demander si, apr猫s leurs nombreux corps-脿-corps, Achille ou Ajax avaient gard茅 toutes leurs dents. Par contre, pour Don Quichotte et pour Sancho, les dents sont un perp茅tuel souci, les dents qui font mal, les dents qui manquent. [鈥�] Mais la prose, ce n'est pas seulement le c么t茅 p茅nible ou vulgaire de la vie, c'est aussi une beaut茅 jusqu'alors n茅glig茅e : la beaut茅 des sentiments modestes, par exemple, cette amiti茅 empreinte de familiarit茅 qu'茅prouve Sancho pour Don Quichotte. 禄 (p. 21)

芦 Appliqu茅e 脿 l'art, la notion d'histoire n'a rien 脿 voir avec le progr猫s; elle n'implique pas un perfectionnement, une am茅lioration, une mont茅e; elle ressemble 脿 un voyage entrepris pour explorer des terres inconnues et les inscrire sur une carte. L'ambition du romancier est non pas de faire mieux que ses pr茅d茅cesseurs, mais de voir ce qu'ils n'ont pas vu, de dire ce qu'ils n'ont pas dit. La po茅tique de Flaubert ne d茅consid猫re pas celle de Balzac de m锚me que la d茅couverte du p么le Nord ne rend pas caduque celle de l'Am茅rique. 禄 (p. 29)

芦 [鈥�] le roman n'est pas pour moi un "genre litt茅raire", une branche parmi les branches d'un seul arbre. On ne comprendra rien au roman si on lui conteste sa propre Muse, si on ne voit pas en lui un art聽sui generis, un art autonome. Il a sa propre gen猫se (situ茅e 脿 un moment qui n'appartient qu'脿 lui) ; il a sa propre histoire rythm茅e par des p茅riodes qui lui sont propres [鈥�] ; il a sa propre morale (Hermann Broch l'a dit : la seule morale du roman est la connaissance; le roman qui ne d茅couvre aucune parcelle de l'existence est immoral; donc : "aller dans l'芒me des choses" et donner un bon exemple sont deux intentions diff茅rentes et inconciliables) ; il a son rapport sp茅cifique avec le "moi" de l'auteur (pour pouvoir entendre la voix secr猫te, 脿 peine audible, de "l'芒me des choses", le romancier, contrairement au po猫te et au musicien, doit savoir faire taire le cri de sa propre 芒me); il a sa dur茅e de cr茅ation (l'茅criture d'un roman occupe toute une 茅poque dans la vie de l'auteur qui, 脿 la fin du travail, n'est plus le m锚me qu'au d茅but) ; il s'ouvre au monde au-del脿 de sa langue nationale 禄. (p. 77-78)

芦 L'imp茅ratif qui exhorte le romancier 脿 "se concentrer sur l'essentiel" (sur ce que "seul le roman peut dire") ne donne-t-il pas raison 脿 ceux qui r茅cusent les r茅flexions d'auteur comme 茅l茅ment 茅tranger 脿 la forme du roman? En effet, si un romancier recourt aux moyens qui ne sont pas les siens, qui appartiennent plut么t au savant ou au philosophe, n'est-ce pas le signe de son incapacit茅 d'锚tre pleinement romancier et rien que romancier, le signe de sa faiblesse artistique? En plus : les interventions m茅ditatives ne risquent-elles pas de transformer les actions des personnages en une simple illustration des th猫ses de l'auteur? Et encore : l'art du roman, avec son sens de la relativit茅 des v茅rit茅s humaines, n'exige-t-il pas que toute r茅flexion soit r茅serv茅e au seul lecteur?
La r茅ponse de Broch et Musil fut on ne peut plus nette : par une porte grande ouverte, ils ont fait entrer la pens茅e dans le roman comme jamais personne avant eux. L'essai intitul茅聽La d茅gradation des valeurs聽ins茅r茅 dans聽Les Somnambules聽(il occupe dix chapitres dispers茅s dans le troisi猫me roman de la trilogie) est une suite d'analyses, de m茅ditations, d'aphorismes sur la situation spirituelle en Europe au cours de trois d茅cennies; impossible d'affirmer que cet essai est impropre 脿 la forme du roman, car c'est lui qui 茅claire le mur sur lequel se brisent les destins des trois protagonistes, c'est lui qui r茅unit ainsi les trois romans en un seul. Je ne pourrai jamais le souligner assez : int茅grer dans un roman une r茅flexion intellectuellement si exigeante et en faire, de fa莽on si belle et musicale, une partie indissociable de la composition, c'est l'une des innovations les plus audacieuses qu'un romancier ait os茅es 脿 l'茅poque de l'art moderne.
Mais il y a encore plus important 脿 mes yeux : chez ces deux Viennois la r茅flexion n'est plus ressentie comme un 茅l茅ment exceptionnel, une interruption; difficile de l'appeler "digression" car dans ces聽romans qui pensent, elle est pr茅sente sans cesse, m锚me quand le romancier raconte une action ou quand il d茅crit un visage. 禄 (p. 85-87)

芦 Soulignons : la r茅flexion romanesque, telle que Broch et Musil l'ont introduite, n'a rien 脿 voir avec celle d'un scientifique ou d'un philosophe; je dirais m锚me qu'elle est intentionnellement a-philosophique, voire anti-philosophique, c'est-脿-dire farouchement ind茅pendante de tout syst猫me d'id茅es pr茅con莽u; elle ne juge pas; ne proclame pas des v茅rit茅s; elle s'interroge, elle s'茅tonne, elle sonde; sa forme est des plus diverses : m茅taphorique, ironique, hypoth茅tique, hyperbolique, aphoristique, dr么le, provocatrice, fantaisiste; et surtout : elle ne quitte jamais le cercle magique de la vie des personnages; c'est la vie des personnages qui la nourrit et la justifie. 禄 (p. 88)

芦 脌 l'茅poque o霉 l'art du roman n'茅tait ni encore s没r de son identit茅 ni de son nom, Fielding l'a d茅nomm茅 :聽茅肠谤颈迟-辫谤辞蝉补茂-肠辞尘颈-茅辫颈辩耻别听; il faut toujours garder cela 脿 l'esprit : le comique 茅tait l'une des trois f茅es mythiques pench茅es sur le berceau du roman. 禄 (p. 95)

芦 Un romancier qui parle de l'art du roman, ce n'est pas un professeur discourant depuis sa chaire. Imaginez-le plut么t comme un peintre qui vous accueille dans son atelier o霉, de tous c么t茅s, ses tableaux vous regardent, appuy茅s contre les murs. Il vous parlera de lui-m锚me, mais encore plus des autres, de leurs romans qu'il aime et qui restent secr猫tement pr茅sents dans son oeuvre propre. Selon ces crit猫res de valeur, il remod猫lera devant vous tout le pass茅 de l'histoire du roman et, par l脿, vous fera deviner sa propre po茅tique du roman, laquelle n'appartient qu'脿 lui et dont, tout naturellement, s'oppose 脿 la po茅tique d'autres 茅crivains. Ainsi, vous aurez l'immense impression de descendre, 茅tonn茅s, dans la cale de l'Histoire o霉 l'avenir du roman est en train de se d茅cider, de devenir, de se faire, en disputes, en conflits, en confrontations. 禄 (p. 95)

芦 Si j'imagine la gen猫se d'un romancier en forme de r茅cit exemplaire, de "mythe" cette gen猫se m'appara卯t comme l'histoire d'une conversion; Sa眉l devient Paul; le romancier na卯t sur les ruines de son monde lyrique.聽禄 (p. 107)

芦 Le roman, par contre, est, face 脿 l'oubli, un ch芒teau pi猫trement fortifi茅. [鈥�] Un jour, apr猫s des ann茅es, l'envie me prendra de parler de ce roman 脿 un ami; alors nous constaterons que nos m茅moires, n'ayant retenu de la lecture que quelques bribes, ont reconstruit pour chacun de nous deux livres tout diff茅rents.聽禄 (p. 176)

芦 Le roman est n茅 avec les Temps modernes qui ont fait de l'homme, pour citer Heidegger, le "seul v茅ritable subjectum", le "fondement de tout". C'est en grande partie gr芒ce au roman que l'homme s'installe sur la sc猫ne de l'Europe en tant qu'individu. Loin du roman, dans nos vies r茅elles, nous ne savons pas grand-chose de nos parents tels qu'ils 茅taient avant notre naissance; nous ne connaissons nos proches que par fragments; nous les voyons arriver et partir; 脿 peine disparaissent-ils, leur place est prise par d'autres : ils forment un long d茅fil茅 d'锚tres rempla莽ables. Seul le roman isole un individu, 茅claire toute sa biographie, ses id茅es, ses sentiments, le rend irrempla莽able : fait de lui le centre de tout. 禄 (p. 53)

[En parlant d'Anatole France] : 芦 chez un romancier, la passion de conna卯tre ne vise ni la politique ni l'Histoire. Que peut-il encore d茅couvrir de neuf, un romancier, sur les 茅v茅nements d茅crits et discut茅s dans des milliers de livres savants de toutes sortes? [鈥�] Non, le romancier n'a pas 茅crit son roman pour condamner la R茅volution mais pour examiner le myst猫re de ses acteurs, et avec lui d'autres myst猫res, le myst猫re du comique qui s'est faufil茅 dans les horreurs, le myst猫re de l'ennui qui accompagne les drames, le myst猫re du coeur qui se r茅jouit des t锚tes coup茅es, le myst猫re de l'humour en tant que dernier refuge humain鈥� 禄 (p. 71)

芦 [鈥�] jusqu'脿 la fin du XVIII岬� si猫cle, de Rabelais 脿 Laurence Sterne, l'茅cho de la voix du conteur n'a pas cess茅 de r茅sonner dans les romans; en 茅crivant, l'茅crivain聽parlait聽au lecteur, s'adressait 脿 lui, l'injuriait, le flattait; 脿 son tour, en lisant, le lecteur聽entendait聽l'auteur du roman. Tout change au d茅but du XIX岬� si猫cle; commence alors ce que j'appelle le "deuxi猫me temps" de l'histoire du roman : la聽parole聽de l'auteur s'efface derri猫re l'茅criture. 禄 (p. 114-115)

芦 La symphonie est une 茅pop茅e musicale. On pourrait dire qu'elle ressemble 脿 un voyage qui conduit, 脿 travers l'infini du monde ext茅rieur, d'une chose 脿 une autre, de plus en plus loin. Les variations aussi sont un voyage. Mais ce voyage-l脿 ne conduit pas 脿 travers l'infini du monde ext茅rieur. Vous connaissez certainement la pens茅e o霉 Pascal dit que l'homme vit entre l'ab卯me de l'infiniment grand et l'ab卯me de l'infiniment petit. Le voyage des variations conduit au-dedans de cet聽autre聽infini, au-dedans de l'infinie diversit茅 du monde int茅rieur qui se dissimule en toute chose.
Dans les variations, Beethoven a d茅couvert un autre espace 脿 explorer. Ses variations sont une nouvelle聽invitation au voyage.
La forme des variations est la forme o霉 la concentration est port茅e 脿 son maximum; elle permet au compositeur de ne parler que de l'essentiel, d'aller droit au coeur des choses. La mati猫re des variations est un th猫me qui n'a souvent pas plus de seize mesures. Beethoven va au-dedans de ces seize mesures comme s'il descendait dans un puits 脿 l'int茅rieur de la terre.
Le voyage dans l'autre infini n'est pas moins aventureux que le voyage de l'茅pop茅e. C'est ainsi que le physicien p茅n猫tre dans les entrailles miraculeuses de l'atome. A chaque variation Beethoven s'茅loigne de plus en plus de th猫me initial qui ne ressemble pas plus 脿 la derni猫re variation que la fleur 脿 son image sous le microscope.
L'homme sait qu'il ne peut embrasser l'univers avec ses soleils et ses 茅toiles. Bien plus insupportable est pour lui d'锚tre condamn茅 脿 manquer l'autre infini, cet infini tout proche et 脿 sa port茅e. Tamina a manqu茅 l'infini de son amour, moi j'ai manqu茅 papa et chacun manque son oeuvre parce qu'脿 la poursuite de la perfection on va 脿 l'int茅rieur des choses, et l脿 on ne peut jamais aller jusqu'au bout.
Que l'infini du monde ext茅rieur nous ait 茅chapp茅, nous l'acceptons comme une condition naturelle. Mais d'avoir manqu茅 l'autre infini, nous nous le reprocherons jusqu'脿 la mort. Nous pensions 脿 l'infini des 茅toiles, mais l'infini que papa portait en lui, nous nous en souciions pas.
[鈥�] Tout ce livre est un roman en forme de variations. Les diff茅rentes parties se suivent comme les diff茅rentes 茅tapes d'un voyage qui conduit 脿 l'int茅rieur d'un th猫me, 脿 l'int茅rieur d'une pens茅e, 脿 l'int茅rieur d'une seule et unique situation dont la compr茅hension se perd pour moi dans l'immensit茅.
C'est un roman sur Tamina et, 脿 l'instant o霉 Tamina sort de la sc猫ne, c'est un roman pour Tamina. Elle est le principal personnage et le principal auditeur et toutes les autres histoires sont une variation sur sa propre histoire et se rejoignent dans sa vie comme dans un miroir.
C'est un roman sur le rire et sur l'oubli, sur l'oubli et sur Prague, sur Prague et sur les anges. 禄 (p. 235-237)

芦 [L]a nouvelle et le roman ne sont pas jug茅s ici comme des entit茅s diff茅rentes, oppos茅es (脿 juste titre, selon moi : je n'ai jamais vu de diff茅rence essentielle entre une nouvelle de Tchekhov et un roman de Flaubert), mais comme deux 辫辞蝉蝉颈产颈濒颈迟茅s formelles du m锚me art (l'art qui, 脿 cause du vocabulaire dont nous disposons, n'a pas de nom : l'art de la prose, si on veut; ou l'art du roman si on consent 脿 consid茅rer la nouvelle tout simplement comme la petite forme du roman.) 禄 (p. XII)

芦 Aucune Histoire n'est pensable sans d茅but et sans fin. Il serait ind茅cent de parler de la mort du roman tant que vivent les grands romanciers. Pourtant, cette mort est d茅j脿 devant la porte, nous la sentons, nous la pressentons, nous ne pouvons pas nous emp锚cher d'y penser. Quand Scarpetta appelle notre si猫cle l'芒ge d'or du roman, c'est 脿 la fois une 茅vidence (puisque ce si猫cle nous a offert une fascinante explosion de grands romans) et une r茅volte (puisqu'on se trouve d茅j脿 dans le cercle mal茅fique de la mort possible du roman). Si, avec Boccace, l'art nouveau est n茅, qui d茅couvre l'individu (l'锚tre 茅mancip茅 du destin collectif) et fait de son monde int茅rieur la cible de sa passion esth茅tique, cet art nouveau ne dispara卯tra qu'avec l'av猫nement d'un autre monde, d'un monde qui lui est hostile : d'un monde o霉 l'homme perdra son originalit茅, ses secrets, son autonomie, et se trouvera ainsi, d'embl茅e, nu : sans charme esth茅tique, sans attirance esth茅tique, sans int茅r锚t esth茅tique. 禄 (p. XIV)

芦 D茅finir la valeur d'un roman, d'un film, c'est t芒cher de saisir ce que celui-ci a apport茅 de nouveau et d'irrempla莽able, dire quels aspects jusqu'alors inconnus de l'existence il a d茅couvert. Consid茅rons donc le critique comme un聽d茅couvreur de d茅couvertes.
脡tant donn茅 que la d茅couverte contenue dans une oeuvre d'art est par d茅finition inattendue et impr茅visible, il n'existe pour la saisir aucune m茅thode g茅n茅ralement valable et applicable ; la pens茅e critique est essentiellement聽non m茅thodique. De m锚me qu'un roman restitue (contre l'esprit des sciences) le caract猫re irr茅ductible et concret de la vie, la critique litt茅raire nous rend sensibles 脿 ce qui, dans une oeuvre d'art, est singulier, donc impr茅visible, donc incalculable par une m茅thode. 禄 (p. 7-8)

芦 There are metaphysical problems, problems of human existence, that philosophy has never known how to grasp in all their concreteness and that only the novel can seize. This said, these novelists (particularly Broch and Musil) made of the novel a supreme poetic and intellectual synthesis and accorded it a preeminent place in the cultural totality. 禄聽(p.9)

芦 A personal recollection: The聽New Yorker聽published the first three parts of聽The Unbearable Lightness of Being聽鈥� but they eliminated the passages on Nietzsche's eternal return! Yet, in my eyes, what I say about Nietzsche's eternal return has nothing to do with a聽philosophic聽discourse; it is a continuity of paradoxes that are no less聽novelistic聽(that is to say, they answer no less to the essence of what the novel is) than a description of the action or a dialogue. 禄 (p.9)

[sur le fait que l'appellation 鈥渞oman europ茅en鈥� semble exclure le roman am茅ricain] : 芦 I'll never stop repeating that they only context that can reveal the meaning and value of a novelistic work is the context of the history of European novel. [鈥�] It really bothers me to not be able to find the right term. If I say 鈥淲estern novel鈥�, it will be said that I am forgetting the Russian novel. If I say 鈥渨orld novel鈥�, I am concealing the fact that the novel I am speaking of is the one historically linked to Europe. That is why I say 鈥淓uropean novel鈥�; but I understand this adjective in the Husserlian sense: not as a geographical term, but a 鈥渟piritual鈥� one which takes in both America and, for example, Israel. What I call the 鈥淓uropean novel鈥� is the history that goes from Cervantes to Faulkner. 禄 (p.10)

芦 It is the sex of the novels and not that of their authors that must interest us. All great novels, all true novels are bisexual. This is to say that they express both a feminine and a masculine vision of the world. The sex of the authors as physical people is their private affair. 禄 (p.10)