Henry James
(1843-1916)
Dossier
Le roman selon Henry James
Le roman selon Henry James, par Agnès Domanski, 1 juin 2017 |
---|
Henry James a été un écrivain extrêmement prolifique. À ses vingt romans, 112 nouvelles et trois autobiographies s'ajoute une oeuvre critique immense et diversifiée, élaborée tout au long de sa carrière. C'est plutôt en critique qu'en praticien, d'ailleurs, qu'il fait ses débuts : dès 1865, il gagne son pain comme critique d'art et de littérature, ainsi que comme auteur de relations de voyage, dans des périodiques anglais. À part quelques nouvelles publiées pendant cette période, il s'agit de son activité principale jusqu'en 1874, année où il commence la rédaction du premier roman dont il assumera la paternité,ÌýRoderick Hudson. Si, pendant de longues années, il continue à bonifier les revenus de ses feuilletons avec ceux de la critique, cette dernière semble pourtant aussi être une passion à part entière. C'est ce que laisse supposer la ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé formidable de temps et d'efforts qu'il consacre, entre 1905 et 1909, à la préparation de l'édition « définitive » de ses oeuvres, publiée à New York en 24 volumes de 1907 à 1909 (« The New York Edition ») : il choisit lui-même les romans, nouvelles et récits de voyage qui doivent en faire partie, révise en profondeur plusieurs oeuvres de jeunesse, collabore aux illustrations et, surtout, rédige 18 préfaces dans lesquelles il aborde la genèse des oeuvres, leurs problèmes, la façon dont il les a retravaillées, et explique pourquoi il a choisi ces oeuvres et selon quelle logique il les a ordonnées (bien que James ait eu l'intention de réunir ces préfaces en un seul volume - et de rédiger une 19e préface an guise d'introduction - ce projet n'a été réalisé qu'après sa mort, par Richard P. Blackmur, qui fit paraîtreÌýThe Art of the Novel : Critical Prefaces by Henry JamesÌýen 1934). Par ailleurs, il a souvent retravaillé dans ses articles de critique les mêmes sujets, développant et précisant ses propos, pour les reprendre par la suite une dernière fois sous forme d'essai. Pour le présent travail, je me suis concentrée sur un ensemble d'articles portant sur le roman français (auquel James vouait une admiration enthousiaste), réunis par Jean Pavans dans un ouvrage dont le titre reprend celui d'un des textes :ÌýLa Situation littéraire actuelle en FranceÌý(toutes les citations dans le présent texte sont tirées de ce volume : les renvois, qui suiveront la citation entre parenthèses, donneront le titre de l'article et la page). Écrits entre 1888 et 1905 pour des revues anglaises, ils ont en commun d'aborder, de façon plus ou moins directe, la « crise » du roman. James, bien entendu, n'emploie pas ce terme, mais il situe ses réflexions dans le contexte de ce qu'il voit comme une surproduction romanesque accompagnée d'une baisse de qualité. Il faut préciser que si ces symptômes touchent, pour lui, autant le roman français que le roman anglo-saxon (en tant qu'Américain ayant mené sa carrière littéraire surtout en Angleterre, James s'intéresse à la sphère anglo-saxonne large), la situation lui semble plus grave chez ses compatriotes. Il considère, en effet, que « la carrière » du roman en France est « encore ouverte » : les Français, croit-il, « du fait d'avoir mené leur cheval à bien plus grand train que le nôtre, en sont à une autre étape de leur trajet, et nous avons sans doute encore à traverser beaucoup de leurs parcours et de leurs haltes » (« L'avenir du roman », p. 196). S'il étudie le roman français, c'est donc toujours un peu dans l'optique d'y glaner des « recommandations » pour le roman anglophone, comme un jardinier tenant à son bout de terre mais épiant avec une admiration envieuse celui de son voisin plus doué. Quelle raison d'être pour le roman ?. Compte tenu du volume impressionnant de ses écrits sur le roman, Henry James aborde étonnamment peu la question du pourquoi. Il s'intéresse aux romanciers individuels et à dresser des panoramas synchroniques de la « situation littéraire », mais la raison d'être de cette forme ne semble pas le préoccuper particulièrement. Il ne lui accorde pas d'origine élevée, et s'étonne même de l'engouement généralisé qu'elle suscite : « c'est une forme qui a connu une fortune très peu susceptible d'avoir été prédite à son berceau. Le germe de la vaste épopée était plus reconnaissable dans le premier chant barbare que celui du roman tel que nous le connaissons aujourd'hui ne peut l'être dans la première anecdote colportée pour amuser » (« L'avenir du roman », p. 191). Il se demande « pourquoi nous devrions, après tout, tant parler du Roman, cette fable gratuite contre laquelle on peut, à maints égards, porter des accusations ostentatoires » (« La leçon de Balzac », p. 58). Pourtant, lorsqu'il s'y aventure finalement, cette raison d'être apparaît comme répondant à un besoin fondamental et constant de l'être humain :
La mission du roman est, ainsi, d'être « un effort de °ù±ð±è°ùé²õ±ð²Ô³Ù²¹³Ù¾±´Ç²Ô – c'est le premier et le dernier mot de l'affaire » (« La leçon de Balzac », p. 67); c'est ce qu'attend de lui l'espèce humaine. Ce plaisir de la °ù±ð±è°ùé²õ±ð²Ô³Ù²¹³Ù¾±´Ç²Ô – de la vie par procuration – occupe son propre territoire : il est différent de celui que peut donner la poésie, puisque, contrairement au poète, qui « palpite sous les impressions de la vie », le romancier est « presque exclusivement amoureux de l'image de la vie » (Ibid., p. 59-60). Mais James ne lui accorde pas d'importance particulière. Il n'est, justement, qu'un plaisir : « la conclusion boiteuse sur laquelle nous nous replions est que les "histoires" se multiplient, circulent, sont payées, à l'échelle d'aujourd'hui, simplement parce qu'elles "plaisent" aux gens » (« Émile Zola », p. 112). « L'histoire, la poésie, la philosophie », suppose-t-il, nourrissent « notre esprit, nos moeurs, notre morale » (Ibid.) ; le roman, quant à lui, nous séduit comme une femme : « quand nous répondons […] aux attraits, quand nous sommes pris au piège, nous sommes captifs et manipulés » (« L'avenir du roman », p. 195). Si bien que le plaisir finit par se transformer en besoin, voire en dépendance : Zola, par exemple, serait un auteur dont le pouvoir d'ensorcellement est indépendant de « notre plaisir ou du moins de notre satisfaction » (« Émile Zola », p. 134). Par un renversement du paradigme habituel, James semble suggérer par moments que le roman ne trouve un sens plus noble que dans sa confrontation à la critique : « l'argument le plus simple n'a pas à être cherché dans une tentative philosophique d'attribuer une cause abstraite à notre entêtement ou à notre légèreté. La véritable lueur sur ces choses est le reflet qu'y projette quelque grand praticien, quelque exemple concret de l'art, quelque ample manteau sous lequel nous pouvons ramper avec gratitude » (« La leçon de Balzac », p. 58). Il y aurait donc autant de raisons d'être du roman que de grands praticiens, et elles seraient à trouver chaque fois à travers l'exercice critique. Concomitamment, les grands praticiens seraient ceux qui ont donné à la critique quelque chose à se mettre sous la dent : il y a des auteurs « qui n'emplissent guère même le plus petit de ces réceptacles critiques ; il y en a d'autres, au contraire, qui font presque exploser le plus vaste ». Ces derniers « incit[ent] nos idées, que ce soit sur la vie en général ou sur l'art qu'ils ont illustré en particulier, à revivre, à respirer de nouveau, à se multiplier et […] à pulluler » (Ibid., p. 54). Finalement, le roman bénéficie grandement de la « richesse des conditions » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 51) que représente une scène critique forte. C'est là pour James une des raisons de la vigueur supérieure du roman français comparativement au roman anglais : il admire la passion des critiques français (même lorsqu'il est en désaccord avec leurs opinions) et déplore la mollesse critique des Anglais, qu'il voit comme un « troupeau sans berger » (« La leçon de Balzac », p. 53). Cette relation intime du roman et de la critique révèle peut-être une stratification des lecteurs : même pour les oeuvres des grands praticiens, n'y aurait-il pas des lecteurs-critiques, en qui le roman s'ennoblirait, et des lecteurs populaires, pour qui il resterait à jamais une frivole distraction ? Un art de la »åé±è±ð²Ô²õ±ð. Si Henry James voit la surproduction romanesque d'un oeil critique (il a le sentiment de vivre à une « époque qui avoue enfin cyniquement – à un million d'exemplaires – être "antilittéraire" » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 51)), son discours sur le roman semble pourtant révéler une obsession de laÌý±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé. On a l'impression en le lisant qu'un bon romancier doit produire beaucoup : beaucoup de romans, mais aussi, à l'intérieur des romans, beaucoup de personnages, de situations, de vie(s). C'est l'aspect de l'oeuvre de Balzac, qu'il vénère par-dessus tous les romanciers, qui ne cesse de l'émerveiller : « c'est irrésistiblement que nous nous perdons dans la vision de la ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé de vie avec laquelle son imagination s'exprimait » (« La leçon de Balzac », p. 61). James est fasciné par « l'indéniable monstruosité de son effort » :
L'accumulation et la densité seraient une espèce de rempart contre la médiocrité, dont il y a une part même dans l'oeuvre des plus grands romanciers : comme si l'abondance de la marchandise compensait la défectuosité de certains produits. Ainsi, si Balzac est « vraiment notre père à tous » (Ibid., p. 57), c'est cependant sans qu'il ne lui ait été donné « de s'épanouir, pour notre commodité, en une seule fleur suprême. Ses "réussites" sont tellement entremêlées, que l'analyse se trouve en quelque sorte déroutée par sa cohérence, sa densité » (Ibid., p. 58). Son art n'a pas atteint son plus haut sommet dans une oeuvre phare : sa grandeur est dans son étendue et dans son abondance. L'exigence de la ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé fait un gagnant d'Émile Zola. Si la matière de Zola est composée du « superficiel » et du « simple », il a réussi pourtant à ériger une oeuvre importante en vertu de la règle voulant que « quand les valeurs sont petites il faut des éléments et des combinaisons innombrables pour aboutir à la somme » (« Émile Zola », p. 136). Malgré que James considère Zola comme un romancier dénué de goût et qu'il malmène sévèrement certaines de ses oeuvres (surtout les plus tardives, produits d'un « étrange paroxysme »), il voue une admiration sincère à la monumentalité de son oeuvre :
James va jusqu'à affirmer que Zola serait « encore magnifique s'il n'avait rien d'autre pour lui que sa solidité » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 48). La réflexion sur Zola mène James à identifier la spécificité du roman comme résidant dans sa qualité de « vaste cargo » :
La question de la ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé se conjugue à celle de l'¾±²Ô³Ù±ð²Ô²õ¾±³Ùé, en lien avec l'idée de laÌý»åé±è±ð²Ô²õ±ð. « Il n'y a pas d'art convaincant qui ne soit pas ruineusement coûteux », écrit-il, et poursuit en faisant de Balzac le modèle du romancier prodigue : « je ne suis pas prêt à dire, en présence de certains de ses successeurs comme George Eliot et Tolstoï et Zola […], qu'il fut le dernier des romanciers à faire cela avec largesse ; mais je dirais que nous avons du moins l'impression qu'il eut davantage à »åé±è±ð²Ô²õ±ðr » (« La leçon de Balzac », p. 70). Le vocabulaire financier revient fréquemment : le roman est présentement « un art pratiquement en faillite et en discrédit » (Ibid., p. 57) ; la lecture est un moyen pour nos « esprits voyageurs » de faire « des vacances coûteuses ou à bon marché » (Ibid., p. 63). Ce qui nous rappelle sans cesse que Balzac est un grand romancier, c'est « notre sentiment que, avec tous ses défauts de pédantisme, de lourdeur, de prétention, de mauvais goût et de forme sans charme, son esprit d'une certaine manière a payé pour son savoir » (Ibid., p. 67). Il s'agit, pour le romancier, d'accumuler en lui la plus grande ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé possible de matière, de la concentrer en une masse intense, vibrante et précieuse, pour ensuite prodiguer cette richesse aux lecteurs. James semble croire que Balzac est mort prématurément justement pour avoir trop dépensé d'énergie dans l'écriture, « épuisé de travail et de pensée et de passion » (Ibid., p. 60). Moins métaphorique qu'on ne pourrait la penser, cette hypothèse renvoie encore à l'univers pratico-économique. « Comment le figurer, comment l'expliquer, en tant qu'énergie concrète et active ? », se demande James, « comment […] le dépeindre à son énorme tâche […], comment concilier une telle dissémination avec une telle ¾±²Ô³Ù±ð²Ô²õ¾±³Ùé, la collection, la possession d'un aussi vaste nombre de réalités, avec une aussi riche °ù±ð±è°ùé²õ±ð²Ô³Ù²¹³Ù¾±´Ç²Ô de chacune ? » (Ibid., p. 60-61). Il s'agit de savoir, concrètement, comment « un homme a-t-il pu, en général, autant vivre, si, au service de l'art, il s'est autant abstrait et concentré ? » (Ibid.) ; c'est-à -dire, comment il a pu trouver le temps et l'énergie, dans la vie, de vivre toutes ces expériences et encore, après, de les transformer en oeuvres. C'est encore cette admiration pour ceux qui ont la volonté de se donner à fond qui est à l'origine de son respect pour Zola. C'est en effet avec un respect mêlé d'incrédulité ironique qu'il remarque que Zola avait entrepris l'immense projet desÌýRougon-MacquartÌýsans aucune compétence dans le domaine des expériences dont il allait traiter :
Si Zola s'est lancé dans un projet démesuré sans avoir accumulé suffisamment de matière, il a pourtant « payé » son savoir en renonçant à la vie pour consacrer tout son temps à l'écriture (il était, prétend James, « nettement empreint de l'idée que rien d'autre qu'écrireÌýLes Rougon-MacquartÌýne lui était jamais arrivé dans la vie » (Ibid., p. 114)). Il a dépensé son temps et son énergie pour créer sa méthode, qui est « la chose qu'il a fini par rendre la plus intéressante » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 49). Un élément final vient s'ajouter au thème de l'énergie dépensée par le romancier, bien qu'il ne soit pas tout à fait clair comment il s'agence au reste : le leitmotiv du tempérament de l'écrivain. « Il y aurait beaucoup à dire […] sur cette question de la lumière projetée, en fiction, par un fort tempérament personnel – l'air teinté que tel ou tel peintre de la vie […] répand plus ou moins inconsciemment sur son tableau » (« La leçon de Balzac », p. 63), déclare James au sujet de cet élément qui revient régulièrement et qui semble vaguement conjuguer l'esthétique propre à un auteur (l'action des romans de Dickens lui semble toujours se dérouler le matin, par exemple, alors que chez George Eliot le soleil est toujours sur le point de se coucher) avec une certaine qualité morale. Ainsi, il attribue à Maupassant un « tempérament littéraire […] si complet et édifiant » (« Guy de Maupassant », p. 150). Si l'estime qu'il a pour lui comme auteur est moyenne du point de vue du choix de la matière et des moyens avec lesquels celle-ci est traitée, il semble admirer en lui une certaine honnêteté dans l'ouvrage, sa façon d'exploiter jusqu'au bout ses propres capacités : « M. de Maupassant ne néglige rien de ce qu'il possède ; il cultive son jardin avec une admirable énergie ; et si une fleur vous paraît manquer dans ce riche parterre, vous pouvez être sûr qu'elle n'aurait pas su y germer, l'esprit de l'auteur ne contenant pas la terre qui convient pour cela » (Ibid., p. 145). À l'inverse, il se méfie de Flaubert, dont les oeuvres ne sont pas à la hauteur de « l'imagination […] grande et splendide » (« Gustave Flaubert », p. 84.) de leur créateur. James n'accuse pas Flaubert de ne s'être pas dépensé : au contraire, il se demande si « [on ne peut] pas dire que nous pratiquons notre métier, beaucoup d'entre nous, relativement à peu de coût, justement parce que le pauvre Flaubert, produisant les fictions les plus coûteuses jamais écrites, a si généreusement payé pour son exercice » (Ibid., p. 96). Mais il n'arrive pas à comprendre pourquoi, justement, un artiste aurait dépensé tant d'énergie pour créer un roman commeÌýMadame BovaryÌý: « [c']est vraiment une trop petite affaire » (Ibid., p. 89). Il y a d'abord un problème de ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé : « c'est une erreur de parler, à son sujet, de nature féminine suprêmement exposée, alors qu'elle est exposée à un très petit nombre de ses relations possibles » (« La situation littéraire actuelle en France », p. 44). Mais le problème principal, pour James, réside dans la médiocrité morale d'Emma Bovary et de Frédéric Moreau, qui lui semble être partagée par l'auteur lui-même :
C'est aussi l'excès de style et surtout d'ironie chez Flaubert qui alimente les soupçons de James : il déplore que, au lieu d'avoir écrit dans deux « manières » absolument opposées – l'escapisme deÌý³§²¹±ô²¹³¾³¾²úôÌýet de laÌýTentation de saint AntoineÌýd'une part, la dure ironie deÌýMadame BovaryÌýet deÌý³¢'É»å³Ü³¦²¹³Ù¾±´Ç²Ô sentimentaleÌýd'autre part – il n'ait pu trouver un juste milieu. Il y a là une accusation de lâcheté, puisque les deux manières de Flaubert lui apparaissent comme « deux refuges » (Ibid., p. 100) contre une écriture qui serait, peut-être, plus sincère et plus courageuse dans son traitement de la réalité. L'avenir du roman. Un sentiment d'anticipation traverse les articles réunis dansÌýLa Situation actuelle littéraire en FranceÌý: James y dresse un état des lieux, fait le bilan des exploits des romanciers qu'il admire et interroge, de façon implicite ou explicite, « l'avenir du roman ». Dans le texte du même titre, il s'inquiète surtout de la santé du roman anglo-saxon : il déplore qu'une partie des romanciers anglais et américains semble avoir décidé que « les expériences – choses au mieux curieuses et bizarres – ne lui sont pas nécessaire, que son visage a été, une fois pour toutes, tourné dans un sens, et qu'elle [la forme romanesque] a seulement à aller tout droit devant elle » (« L'avenir du roman », p. 198). Pourtant, il exprime une inquiétude généralisée lorsqu'il écrit, dans un autre texte, que le roman a « cessé, dans la plupart des cas, de présenter un intérêt artistique. C'est devenu un objet de fabrication facile, montrant de tous les côtés l'empreinte de la machine […], un article de commerce, produit en ±ç³Ü²¹²Ô³Ù¾±³Ùé » (« La leçon de Balzac », p. 70-71). C'est que la situation n'est pas rose, non plus, en France, où il constate un vide : « il y a […] un véritable froid dans l'air ; il y a des places vides, des trous dans l'espace […]. Daudet, d'une si magnifique individualité, est mort hier à peine ; Maupassant, fort comme un jeune pur-sang – pour sa productivité –, et avec une voix bien à lui, s'est éteint avant-hier » (« La situation actuelle littéraire en France », p. 45-46). Cependant, James croit profondément en la résurrection prochaine du roman français. La nouvelle génération de romanciers – Paul Bourget, Pierre Loti, Huysmans, Paul Hervieux, Marcel Prévost, Anatole France –, lui apparaît comme prête à continuer à travailler la forme avec l'« ¾±²Ô³Ù±ð²Ô²õ¾±³Ùé » de ses ancêtres : « quelle que soit la conclusion à laquelle puisse parvenir un observateur sérieux, il ne distinguera aucun manque de véritable énergie, de passion convenable, dans la manière dont ce groupe intéressant travaille son matériau » (Ibid.). C'est cette ¾±²Ô³Ù±ð²Ô²õ¾±³Ùé et cette énergie qu'il souhaiterait voir chez ses compatriotes : malgré que les « expériences » des Français les mènent parfois à enfreindre les règles du bon goût ou de la morale (James leur reproche une « monotonie du sujet », le sujet en question étant «ÌýleÌýsujet » (Ibid., p. 47)), les Anglais devraient, quant à eux, faire l'« effort de ±èé²Ôé³Ù°ù±ð°ù – cet effort pour lequel les Français ont l'admirable expression de fouiller » (« L'avenir du roman », p. 201). Il y a, à chercher, le risque de tomber dans la vulgarité ; mais jusqu'à présent, justement, le roman anglais s'est trop peu aventuré, a trop peu fait l'effort de chercher de nouveaux sujets. «ÌýLeÌýsujet » mériterait d'être enfin abordé : on ne saurait plus longtemps ignorer les liaisons amoureuses, surtout dans la perspective de la « révolution en cours dans la position et l'aspect des femmes », phénomène que James identifie comme étant le « plus saillant dans la vie anglaise aujourd'hui » (Ibid.). Il y aurait lieu aussi de démocratiser le roman en Angleterre, « où la mode pour les romans est encore de les situer essentiellement dans des manoirs ou des domaines de chasse, et où l'on […] a peu exploré cette brume épaisse des conditions sociales médiocres » (« Guy de Maupassant », p. 169). Se profile à l'occasion de cette réflexion l'idée que « l'avenir de la fiction est intimement lié à l'avenir de la société qui la produit et qui la consomme » (« L'avenir du roman », p. 196). Si le roman est « à tout moment le tableau de moeurs réelles le plus immédiat », il y a un danger réel à rester avec « le visage […] tourné dans un sens » : il est essentiel d'avoir une forme littéraire qui puisse réfléchir et travailler « le grand drame de notre vaste vie anglophone » (Ibid.). James voit le roman comme un art de la liberté et de la contemporanéité : pendant que les romanciers perdent leur temps à retravailler les mêmes sujets, « l'immense diversité de la vie s'étendra à droite et à gauche » (Ibid.). Ceux qui refusent au roman la nécessité de l'expérimentation commettent « la seule [erreur] réellement inexcusable, du fait d'être […] une erreur sur son âme » : « la forme de roman qui est stupide sur la question générale de sa liberté est la seule forme qu'on puisse sans hésitation déclarer a priori erronée. Par conséquent, la question la plus intéressante aujourd'hui parmi nous est le degré auquel nous pouvons compter voir un sens de cette liberté être cultivé et porter des fruits » (Ibid.). Mais quand à l'art du roman lui-même, James ne doute pas qu'il existera aussi longtemps qu'existera l'humanité :
Ouvrage cité :
|
Bibliographie
Ouvrages cités |
---|
« La situation littéraire actuelle en France » [1899],ÌýLa Situation littéraire actuelle en France: essais,Ìýtextes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 37-52. « La leçon de Balzac » [1902],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais,Ìýtextes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 53-77. « Gustave Flaubert » [1902],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010 p. 78-110. « Émile Zola » [1903],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 112-140. « L'avenir du roman » [1899],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 191-201. « Guy de Maupassant » [1888],ÌýLa Situation littéraire actuelle en France : essais, textes réunis, choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 142-171. |
Citations
« La situation littéraire actuelle en France » [1899],ÌýLa Situation littéraire actuelle en France: essais,Ìýtextes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 37-52. |
---|
« C'est vraiment quand nous en venons aux écrivains – car je dois faire un grand saut par-dessus les historiens, les philosophes et les poètes, en étant soutenu par l'idée que les meilleurs romanciers sont les trois à la fois – que nous sentons plus obstinément ce qui est perdu que ce qui est demeuré. En ce domaine, il y a manifestement un véritable froid dans l'air ; il y a des places vides, des trous dans l'espace […]. Daudet, d'une si magnifique individualité, est mort hier à peine ; Maupassant, fort comme un jeune pur-sang – pour sa productivité –, et avec une voix bien à lui, s'est éteint avant-hier. Parmi les aînés, seul reste Émile Zola ; avec Paul Bourget et Pierre Loti et M. Huysmans – avec Anatole France, peut-être, aussi – parmi les plus jeunes ; et avec MM. Paul Hervieux et Marcel Prévost parmi les plus jeunes de tous. […] Ils peuvent […] aider le critique à démontrer une fois de plus […] avec quelle ¾±²Ô³Ù±ð²Ô²õ¾±³Ùé la merveilleuse forme du roman a été exploitée en France. Quelle que soit la conclusion à laquelle puisse parvenir un observateur sérieux, il ne distinguera aucun manque de véritable énergie, de passion convenable, dans la manière dont ce groupe [de romanciers français] travaille son matériau. Du matériau lui-même il y aurait facilement beaucoup à dire […] ; mais il y a peu à dire sur le courage et l'intelligence, hormis de constater qu'ils sont évidents. Ces qualités restent si grandes […] qu'elles sont susceptibles de faire reparaître une possibilité qui n'est pas inconnue, dirais-je, des esprits ingénieux attentifs à ce genre de chose : le sentiment qu'il y a peut-être, en somme, une étrange et fatale disparité entre le talent français et la vie française. […] La vie française supporte-t-elle d'être traitée avec la fureur […] que lui ont appliquée ces grandes associations, de Balzac à nos jours ? Notre plus large vie anglo-saxonne, même, le supporterait-elle ? Y a-t-il une vie collective à présent menée sur le globe qui le supporterait ? Le monde anglo-saxon, avec la multitude de ses expériences pratiques, et la variété de ses habitats matériels, tiendrait, sans doute, le plus longtemps. […] En d'autres termes, l'esprit du roman français aurait été digne de se plonger en nous, et nous aurions été dignes, comme vaste peuple du monde, d'être étendus sur la table. Nous n'aurions sûrement pas du tout été Paris – en quoi il y aurait eu une perte ; mais, d'un autre côté, nous n'aurions pas été uniquement et sempiternellement Paris – en quoi il y aurait eu un gain. » (p. 44-46) |
« La leçon de Balzac » [1902],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais,Ìýtextes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 53-77. |
« La critique est la seule porte de l'appréciation, de même que l'appréciation est, à l'égard d'une oeuvre d'art, la seule porte de la jouissance. » (p. 53) |
« Gustave Flaubert » [1902],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010 p. 78-110. |
« [Flaubert] présente […] plus d'intérêt […] par son échec mitigé, que par sa réussite explicable, et c'est considérée ainsi que l'unité de sa carrière attache et interpelle. » (p. 79) |
« Émile Zola » [1903],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 112-140. |
« Nous vivons dans un monde de fables gratuites et importunes, nous respirons son air et consommons ses fruits ; pourtant qui dira que nous sommes capables, si on nous y invite, d'expliquer le fait que nous le préférions si largement au monde des réalités ? Expliquer cela reviendrait à donner une définition adéquate du bien que nous fait le produit en question. Que fait-il pour notre vie, notre esprit, nos moeurs, notre morale – que fait-il que l'histoire, la poésie, la philosophie ne peuvent pas faire, aussi bien ou aussi mieux, pour informer, réconforter et diriger les innombrables multitudes pour qui et par qui il vient à l'existence ? […] La conclusion boiteuse sur laquelle nous nous replions est que les "histoires" se multiplient, circulent, sont payées, à l'échelle d'aujourd'hui, simplement parce qu'elles "plaisent" aux gens. Quant à dire pourquoi quelque chose d'aussi informe et et indigent que la masse prépondérante des "parutions", dont la magie du succès est si peu redevable à un mystère quelconque dans la confection, peut bien plaire aux gens, c'est plus que ne nous le permet l'état actuel de notre sentiment. » (p. 112) |
« L'avenir du roman » [1899],ÌýLa Situation actuelle littéraire en France : essais, textes choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 191-201. |
« Le romancier ne peut que se raccrocher à cela – à l'idée que la constante demande humaine de ce qu'il a à offrir est simplement l'appétit général humain pour unÌýtableau. Le roman est de tous les tableaux le plus complet et le plus élastique. Il s'étendra partout – il comprendra absolument tout. Tout ce dont il a besoin, c'est un sujet et un peintre. Mais pour sujet, magnifiquement, il a toute la conscience humaine. Et si l'on nous faisait revenir un pas en arrière, si l'on nous demandait pourquoi la °ù±ð±è°ùé²õ±ð²Ô³Ù²¹³Ù¾±´Ç²Ô devrait être réclamée quand l'objet représenté est lui-même essentiellement très accessible, notre réponse serait sans doute que l'être humain mêle à son éternel désir de nouvelles expériences une infinie astuce pour obtenir ces expériences à aussi bon marché que possible. Il les volera chaque fois qu'il le pourra. Il aime vivre la vie des autres, mais il a bien conscience des points sur lesquels elle risque de ressembler d'une façon trop intolérable à la sienne. La fable vivante, plus que tout autre chose, lui procure satisfaction à bon compte, lui fournit un savoir abondant, mais par procuration. Elle lui permet de choisir, de prendre et de laisser ; et donc, pour estimer pouvoir se permettre de s'en passer, il doit avoir une rare capacité, ou de grandes occasions, d'étendre – par la pensée, par l'émotion, par l'énergie – son expérience de première main. » (p. 193) |
« Guy de Maupassant » [1888],ÌýLa Situation littéraire actuelle en France : essais, textes réunis, choisis, traduits de l'anglais et présentés par Jean Pavans, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 142-171. |
« La question des diverses sortes de fictions, concernant lesquelles il y a eu récemment tant de discours. Il y a simplement autant de sortes différentes qu'il y a de personnes pratiquant l'art, car si un tableau, un récit ou un roman peuvent être une impression directe de la vie (et cela constitue sûrement leur valeur et leur intérêt), l'impression variera selon la plaque qui la reçoit, la texture et l'alliage particulier du réceptacle. » (p. 143) |