Jean-Paul Sartre
(1905-1980)
Dossier
Le roman selon Jean-Paul Sartre
Le roman selon Jean-Paul Sartre, par Jonathan Livernois, 9 décembre 2010 |
---|
À l'instar d'Albert Camus, Jean-Paul Sartre ne pose pas sur le roman et sur ses praticiens un regard de romancier, mais plutôt le regard d'un écrivain. Si le romancier « s'efforce à dévoiler un aspect inconnu de l'existence » (Kundera, p. 176), l'écrivain inféode quant à lui les ressorts du roman à l'expression de ses idées, qui auraient aussi bien pu être véhiculées par une pièce de théâtre ou par n'importe quel morceau de prose. La distinction entre l'écrivain (dans le cas de Sartre, pourrait-on même parler d'écrivant, pour reprendre la terminologie barthésienne?) et le romancier est importante : elle est au coeur d'une problématique sur l'importance des poétiques romanesques d'écrivains du milieu du vingtième siècle tels que Malraux, Sartre et Camus. Doit-on écarter les réflexions de Sartre lorsque le critique littéraire cède le pas au philosophe existentialiste qui refuse le déterminisme des personnages de Mauriac? L'écrivain Sartre, qui « s'inscrit sur la carte spirituelle de son temps, de sa nation, sur celle de l'histoire des idées » (Kundera, p. 177), est-il trop « situé »? Couche-t-il le roman sur le lit de Procuste de la lutte des classes et des grands idéaux marxistes de l'après-guerre? Certains propos péremptoires sur des romanciers (ex : Flaubert, le romancier bourgeois) et sur des courants littéraires (ex : le réalisme et le naturalisme brimant la liberté du personnage) nous inclinent à le croire. C'est sans compter le rôle messianique qu'il confère à la littérature et à l'écrivain : « Notre rôle est tracé : en tant que la littérature est négativité, elle contestera l'aliénation du travail; en tant qu'elle est création et dépassement, elle présentera l'homme commeaction créatrice, elle l'accompagnera dans son effort pour dépasser son aliénation vers une situation meilleure. » (Qu'est-ce que la littérature?, p. 283) Cet impossible ancrage de la poétique romanesque sartrienne révèle du même coup « l'emballement » de l'Histoire ressenti par de nombreux intellectuels autour de 1930. Rappelons-nous les mots de Raymond Aron : « À partir de 1930, lecteur à l'Université de Cologne ou pensionnaire à la maison académique de Berlin, je ressentais, presque physiquement, l'appel des anges historiques. History is again on the move, selon la formule d'Arnold Toynbee. » (Aron, p. 20-21) Sartre écrit aussi : « Ce décalage, nous l'avons senti bien avant de publier nos premiers livres, dès 1930. C'est vers cette époque que la plupart des Français ont découvert avec stupeur leur historicité. » (Qu'est-ce que la littérature?,p. 255-256) L'impétuosité (l'impossibilité de se figer) de la poétique romanesque de Sartre constitue peut-être son caractère spéculaire : elle reflèterait l'emballement historique – l'absence de monde stable – avec lequel le romancier des années trente et quarante semble devoir composer (cf. citation 60). Sartre écrit : « Après lui [Saint-Exupéry], après Hemingway, comment pourrions-nous songer à décrire? Il faut que nous plongions les choses dans l'action : leur densité d'être se mesurera pour le lecteur à la multiplicité des relations pratiques qu'elles entretiendront avec les personnages. » (Qu'est-ce que la littérature?, p. 287) Ouvrages cités :
|
Bibliographie
Ouvrages cités |
---|
Cette bibliographie présente des extraits pertinents tirés deQu'est-ce que la littérature?et deSituations I, où Jean-Paul Sartre exprime dans une forme critique ou essayistique sa pensée sur le roman. |
Qu'est-ce que la littérature?,Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948. « “Sartoris” par W. Faulkner », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. « À propos de John Dos Passos et de “1919” », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. « “La Conspiration” par Paul Nizan », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. « M. François Mauriac et la liberté », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. « À propos de “Le Bruit et la fureur” la temporalité chez Faulkner », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. « Explication de “L'Étranger” », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
Citations
Qu'est-ce que la littérature?,Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1948. |
---|
« Qu'est-ce qu'écrire? » :
« Mais il est élégant aujourd'hui de “parler peinture” dans l'argot du musicien ou dans l'argot du musicien ou du littérateur, et de “parler littérature” dans l'argot du peintre, comme s'il n'y avait, au fond, qu'un seul art qui s'exprimât indifféremment dans l'un ou l'autre de ces langages, à la manière de la substance spinoziste que chacun de ses attributs reflète adéquatement. Sans doute peut-on trouver, à l'origine de toute vocation artistique, un certain choix indifférencié que les circonstances, l'éducation et le contact avec le monde particulariseront seulement plus tard. Sans doute aussi les arts d'une même époque s'influencent mutuellement et sont conditionnés par les mêmes facteurs sociaux. Mais ceux qui veulent faire voir l'absurdité d'une théorie littéraire en montrant qu'elle est inapplicable à la musique doivent prouver d'abord que les arts sont parallèles. Or ce parallélisme n'existe pas. Ici, comme partout ce n'est pas seulement la forme qui différencie, mais aussi la matière; et c'est une chose que de travailler sur des couleurs et des sons, c'en est une autre de s'exprimer par des mots. » (p. 11-12) « L'écrivain peut vous guider et s'il vous décrit un taudis, y faire voir le symbole des injustices sociales, provoquer votre indignation. Le peintre est muet : il vous présente un taudis, c'est tout ; libre à vous d'y voir ce que vous voulez. Cette mansarde ne sera jamais le symbole de la misère ; il faudrait pour cela qu'elle fût signe, alors qu'elle est chose. » (p. 15) « L'écrivain, au contraire, c'est aux significations qu'il a affaire. Encore faut-il distinguer : l'empire des signes, c'est la prose; la poésie est du côté de la peinture, de la sculpture, de la musique. » (p. 16-17) « La prose est utilitaire par essence ; je définirais volontiers le prosateur comme un homme qui se sert des mots. » (p. 26) « La prose est d'abord une attitude d'esprit : il y a prose quand, pour parler comme Valéry, le mot passe à travers notre regard comme le verre au travers du soleil. » (p. 26-27) « Et si la prose n'est jamais que l'instrument privilégié d'une certaine entreprise, si c'est l'affaire du seul poète que de contempler les mots de façon désintéressée, dès lors on est en droit de demander d'abord au prosateur : à quelle fin écris-tu? » (p. 28) « Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement. Il est donc légitime de lui poser cette question seconde : quel aspect du monde veux-tu dévoiler, quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement? » (p. 30) « Mais dès à présent nous pouvons conclure que l'écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. » (p. 31) « On n'est pas écrivain pour avoir choisi de dire certaines choses mais pour avoir choisi de les dire d'une certaine façon. Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. Puisque les mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres dépolies. » (p. 32) « Si la contamination d'une certaine prose par la poésie n'avait brouillé les idées de nos critiques, songeraient-ils à nous attaquer sur la forme quand nous n'avons jamais parlé que du fond? Sur la forme il n'y a rien à dire par avance et nous n'avons rien dit : chacun invente la sienne et on juge après coup. Il est vrai que les sujets proposent le style : mais ils ne les commandent pas; il n'y en a pas qui se rangent a priori en dehors de l'art littéraire. » (p. 33) « Si nous n'écrivons plus comme au XVIIe siècle, c'est bien que la langue de Racine et de Saint-Évremond ne se prête pas à parler des locomotives ou du prolétariat. Après cela, les puristes nous interdiront peut-être d'écrire sur des locomotives. Mais l'art n'a jamais été du côté des puristes. » (p. 34) « Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière. […] Le critique vit mal, sa femme ne l'apprécie pas comme il faudrait, ses fils sont ingrats, les fins de mois difficiles. […] Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. » (p. 35-38) « Tout au plus, le critique professionnel instituera-t-il entre eux des dialogues infernaux et nous apprendra-t-il que la pensée française est un perpétuel entretien entre Pascal et Montaigne. Par là, il n'entend point rendre Pascal et Montaigne plus vivants, mais Malraux et Gide plus morts. » (p. 43) « […] pour nous, un écrit est une entreprise, puisque les écrivains sont vivants avant que d'être morts, puisque nous pensons qu'il faut tenter d'avoir raison dans nos livres et que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n'est pas une raison pour nous donner tort par avance, puisque nous estimons que l'écrivain doit s'engager tout entier dans ses ouvrages, et non pas comme une passivité abjecte, en mettant en avant ses vices, ses malheurs et ses faiblesses, mais comme une volonté résolue et comme un choix comme cette totale entreprise de vivre que nous sommes chacun, alors il convient que nous reprenions du début ce problème et que nous demandions à notre tour :pourquoiécrit-on? » (p. 44) « Pourquoi écrire? » :« La lecture, en effet, semble la synthèse de la perception et de la création; elle pose à la fois l'essentialité du sujet et celle de l'objet; l'objet est essentiel parce qu'il est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu'on doit l'attendre et l'observer; mais le sujet est essentiel aussi parce qu'il est requis non seulement pour dévoiler l'objet (c'est-à-dire faire qu'il y aitun objet) mais encore pour que cet objet soit absolument (c'est-à-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement. » (p. 55) « Hugo, sans doute, a eu la rare fortune de pénétrer partout; c'est un des seuls, peut-être le seul de nos écrivains qui soit vraiment populaire. Mais les autres se sont attiré l'inimitié de la bourgeoisie sans se créer, en contrepartie, un public ouvrier. » (p. 149-150)
|
« “Sartoris” par W. Faulkner », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« La volubilité de Faulkner, son style abstrait, superbe, anthropomorphique de prédicateur : encore des trompe-l'oeil. Le style empâte les gestes quotidiens, les alourdit, les accable d'une magnificence d'épopée et les fait couler à pic, comme des chiens de plomb. » (p. 9) « Donc, voilà l'homme qu'il nous présente, et qu'il veut nous faire adopter : c'est un Introuvable; on ne peut le saisir ni par ses gestes, qui sont une façade, ni par ses histoires, qui sont fausses, ni par ses actes, fulgurations indescriptibles. Et pourtant, par-delà les conduites et les mots, par-delà la conscience vide, l'homme existe, nous pressentons un drame véritable, une sorte de caractère intelligible qui explique tout. » (p. 11) |
« À propos de John Dos Passos et de “1919” », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« Un roman, c'est un miroir : tout le monde le dit. Mais qu'est-ce que lire un roman? Je crois que c'est sauter dans le miroir. Tout d'un coup on se trouve de l'autre côté de la glace au milieu de gens et d'objets qui ont l'air familiers. Mais c'est tout juste un air qu'ils ont, en fait nous ne les avions jamais vus. Et les choses de notre monde, à leur tour, sont dehors et deviennent des reflets. Vous fermez le livre, vous enjambez le rebord de la glace et rentrez dans cet honnête monde-ci, et vous retrouvez des immeubles, des jardins, des gens qui n'ont rien à vous dire; le miroir qui s'est reformé derrière vous les reflète paisiblement. Après quoi vous jugeriez que l'art est un reflet; les plus malins iront jusqu'à parler de glaces déformantes. Cette illusion absurde et obstinée, Dos Passos l'utilise très consciemment pour nous pousser à la révolte. » (p. 14) « On vit dans le temps, on compte dans le temps. Le roman se déroule au présent, comme la vie. Le parfait n'est romanesque qu'en apparence; il faut le tenir pour un présent avec recul esthétique, pour un artifice de mise en scène. Dans le roman les jeux ne sont pas faits, car l'homme romanesque est libre. Ils se font sous nos yeux ; notre impatience, notre ignorance, notre attente sont les mêmes que celles du héros. Le récit, au contraire, Fernandez a montré qu'il se fait au passé. […] Le temps de Dos Passos est sa création propre : ni roman, ni récit. Ou plutôt, c'est le temps de l'Histoire. » (p. 15-16) « Dans la société capitaliste, les hommes n'ont pas de vies, ils n'ont que des destins : cela, il ne le dit nulle part, mais partout il le fait sentir; il insiste discrètement, prudemment, jusqu'à nous donner un désir de briser nos destins. Nous voici des révoltés; son but est atteint. » (p. 18-19) « Raconter le présent au passé, c'est user d'un artifice, créer un monde étrange et beau, figé comme un de ces masques de mardi gras qui deviennent effrayants quand de vrais hommes vivants les portent sur leurs visages. » (p. 19) « Le monde de Dos Passos est impossible – comme celui de Faulkner, de Kafka, de Stendhal, - parce qu'il est contradictoire. Mais c'est pour cela qu'il est beau : la beauté est une contradiction voilée. Je tiens Dos Passos pour le grand écrivain de notre temps. » (p. 24) |
« “La Conspiration” par Paul Nizan », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« Je ne pense pas que Nizan ait voulu écrire un roman. Ses jeunes gens ne sont pas romanesques : ils agissent peu, se différencient mal les uns des autres; par moments ils ne paraissent qu'une expression, parmi tant d'autres, de leur famille et de leur classe; à d'autres moments, ils sont le fil ténu qui rattache quelques événements. Mais c'est à dessein : pour Nizan, ils ne méritent pas davantage; plus tard, il en fera des hommes. Un communiste peut-il écrire un roman? Je n'en suis pas persuadé : il n'a pas le droit de se faire le complice de ses personnages. Mais il suffit, pour trouver ce livre fort et beau, qu'on y rencontre à chaque page l'obsédante évocation de cet âge malheureux et coupable; il suffit qu'il soit un témoignage dur et vrai à l'heure où les « Jeunes » se groupent et se congratulent, où le jeune homme se croit des droits parce qu'il est jeune, comme le contribuable parce qu'il paie ses impôts ou le père de famille parce qu'il a des enfants. On aime à retrouver, derrière ces héros dérisoires, la personnalité amère et sombre de Nizan, l'homme qui ne pardonne pas à sa jeunesse, et son beau style, sec et négligent, ses longues phrases cartésiennes, qui tombent en leur milieu, comme si elles ne pouvaient plus se soutenir, et rebondissent tout à coup pour finir dans les airs; et ces emportements oratoires qui tournent soudain court et font place à une sentence brève et glaciale; non pas un style de romancier, sournois et caché : un style de combat, une arme. » (p. 28) |
« M. François Mauriac et la liberté », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« Car un livre n'est rien qu'un petit tas de feuilles sèches, ou alors une grande forme en mouvement : la lecture. Ce mouvement, le romancier le capte, le guide, l'infléchit, il en fait la substance de ses personnages; un roman, suite de lectures, de petites vies parasitaires dont chacune ne dure guère plus qu'une danse, se gonfle et se nourrit avec le temps de ses lecteurs. » (p. 33) « Voulez-vous que vos personnages vivent? Faites qu'ils soient libres. Il ne s'agit pas de définir, encore moins d'expliquer (dans un roman les meilleurs analyses psychologiques sentent la mort), mais seulement de présenter des passions et des actes imprévisibles. » (p. 34) « L'idée de destinée est poétique et contemplative. Mais le roman est action et le romancier n'a pas le droit d'abandonner le terrain de la bataille et de s'installer commodément sur un tertre pour juger les coups et rêver à la Fortune des Armes. » (p. 38) « En tout cas, l'introduction de la vérité absolue, ou point de vue de Dieu, dans un roman est une double erreur technique : tout d'abord elle suppose un récitant soustrait à l'action et purement contemplatif, ce qui ne saurait convenir avec cette loi esthétique formulée par Valéry, selon laquelle un élément quelconque d'une oeuvre d'art doit toujours entretenir une pluralité de rapports avec les autres éléments. En second lieu, l'absolu est intemporel. Si vous portez le récit à l'absolu, le ruban de la durée se casse net; le roman s'évanouit sous vos yeux : il n'en demeure qu'une languissante vérité sub specie aeternitatis. » (p. 43) « […] les êtres romanesques ont leurs lois, dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice, mais jamais les deux à la fois. Dehors ou dedans. Faute d'avoir pris garde à ses lois, M. Mauriac assassine la conscience des personnages. » (p. 44) « Il [Mauriac] a voulu ignorer, comme font du reste la plupart de nos auteurs, que la théorie de la relativité s'applique intégralement à l'univers romanesque, que dans un vrai roman, pas plus que dans le monde d'Einstein, il n'y a de place pour un observateur privilégié, et que dans un système romanesque, pas plus que dans un système physique, il n'existe d'expérience permettant de déceler si ce système est en mouvement ou en repos. » (p. 52) |
« À propos de “Le Bruit et la fureur” la temporalité chez Faulkner », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« Ce qui se découvre alors, c'est le présent. Non pas la limite idéale dont la place est sagement marquée entre le passé et l'avenir : le présent de Faulkner est catastrophique par essence; c'est l'événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable – qui vient sur nous et disparaît. » (p. 66) « À dire vrai, la technique romanesque de Proust aurait dû être celle de Faulkner, c'était l'aboutissement logique de sa métaphysique. Seulement Faulkner est un homme perdu et c'est parce qu'il se sent perdu qu'il risque, qu'il va jusqu'au bout de sa pensée. Proust est un classique et un Français : les Français se perdent à la petite semaine et ils finissent toujours par se retrouver. L'éloquence, le goût des idées claires, l'intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie. Il faut chercher la raison profonde de ce rapprochement littéraire très général : la plupart des grands auteurs contemporains, Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf, chacun à sa manière, ont tenté de mutiler le temps. » (p. 71) |
« Explication de “L'Étranger” », dansCritiques littéraires (Situations, I), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1947. |
« Et comment classer cet ouvrage sec et net, si composé sous son apparent désordre, si “humain”, si peu secret dès qu'on en possède la clé? Nous ne saurions l'appeler récit : le récit explique et coordonne en même temps qu'il retrace, il substitue l'ordre causal à l'enchaînement chronologique. M. Camus le nomme “roman”. Pourtant le roman exige une durée continue, un devenir, la présence manifeste de l'irréversibilité du temps. Ce n'est pas sans hésitation que je donnerais ce nom à cette succession de présents inertes qui laisse entrevoir par-en dessous l'économie mécanique d'une pièce montée. Ou alors ce serait, à la manière de Zadig et de Candide, un court roman de moraliste, avec une discrète pointe de satire et des portraits ironiques, qui, malgré l'apport des existentialistes allemands et des romanciers américains, reste très proche, au fond, d'un conte de Voltaire. » (p. 112) |