(Henri-Alban Fournier) Alain-Fournier
(1886-1914)
Dossier
Le roman selon (Henri-Alban Fournier) Alain-Fournier
Le romancier est-il un poète déguisé en paysan? L'art du roman selon Alain-Fournier, par Agnès Domanski, 17 mai 2018 |
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* Les citations du présent texte proviennent du volume suivant: Alain-Fournier et Jacques Rivière,Correspondance(1905-1914),nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. «NRf», 1966 [1926], 2 vol. Nous indiquons chaque fois le volume, la page et l'année où fut écrite la lettre en question.
Dans le texte qu'il écrit sur la vie et l'oeuvre d'Alain-Fournier en guise d'introduction àMiracles, Jacques Rivière relate l'anecdote suivante : un jour, Alain-Fournier découvre une phrase de Benjamin Constant qui l'émeut profondément et qu'il cite ensuite à ses proches, en les priant de ne jamais l'oublier lorsqu'ils penseront à lui. Cette phrase est : « je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel ». L'anecdote cadre tout à fait avec le personnage — ultra sensible, pétri de la conviction romantique de son exceptionnalité et du destin tragique qui doit être le sien — d'Alain-Fournier, qui écrira notamment à Rivière les mots suivants : « je voudrais enfin ne plus être jugé comme tout le monde. Il n'y a pas de commune mesure entre le monde et moi » (II, p. 307, 1909). Outre d'excuser à ses yeux certains défauts de sa personnalité (la sensibilité excessive que lui reproche Rivière et le lent développement de sa carrière littéraire, dont il s'en veut, entre autres), ces deux sentiments — celui de sa propre fictionnalité et celui d'être « décalé » par rapport au monde — sont au coeur de l'expérience romanesque d'Alain-Fournier. La correspondance avec Jacques Rivière qui est le sujet du présent texte s'étale sur une période de huit ans, de 1905 à 1914 (mais il y a seulement trois lettres pour l'année 1914). Elle raconte la lente gestation de l'unique roman d'Alain-Fournier,Le Grand Meaulnes, publié en 1913. Pourtant, le mot « roman » n'y est que très peu présent : c'est celui de « vie » qui ne cesse de revenir. Alain-Fournier est obsédé par la « vie » à un point tel que le roman à écrire, qui doit justement la saisir, semble par moments devenir un empêchement ingrat. La vie bouillonne autour de lui et en lui, mais quand il essaye de la saisir elle se retire. Sa recherche du roman est donc aussi recherche de la vie et lorsqu'il trouvera le roman, ce sera au prix d'une certaine remise en question de la valeur vie. Critique de l'intelligence. Une dynamique se noue dès le début de la correspondance qui assigne à chacun des amis un rôle qu'il tiendra jusqu'à la fin : Rivière est l'intellectuel, le cérébral, celui qui analyse et critique, alors que Fournier est le poète, celui qui ressent, qui reçoit les impressions. Alors que l'analyste reproche parfois au poète sa « sensiblerie », ce dernier regimbe devant le penchant de son ami à résumer et à classer. Leurs goûts en matière de lecture (et ils lisent énormément, se transmettant leurs réflexions dans les lettres et s'envoyant des livres par la poste) suivent la même ligne de partage : Fournier préfère la poésie, Rivière lit de la critique et de la philosophie. Ni l'un ni l'autre n'affectionne particulièrement le roman au début, mais cela change avec le temps, notamment lorsque Rivière découvre l'oeuvre de Barrès. Plus tard, les deux vouent un culte à Gide. Fournier désavoue carrément la critique et la philosophie, affirmant avoir « pour l'intelligence, ou ce qu'on appelle comme ça, le plus profond mépris » (I, p. 72, 1905). Ses sentiments à l'égard de Schopenhauer exemplifient son attitude : « À la fin de chaque phrase, on est content comme d'avoir trouvé la solution d'un problème de robinet ou de courriers. Mais quelles grandes joies cela donne-t-il ? De quoi ça fait-il prendre conscience ? C'est bête comme les mathématiques, c'est bête comme la raison. On jongle avec quelque chose : il vous indiffère totalement que ça tombe par terre » (I, p. 123, 1905). On peut identifier, dans son dégoût à l'égard de l'activité critique, trois thèmes principaux. Le premier est celui du manque de pertinence. Fournier semble croire qu'il n'y a de vérité que dans le particulier. Il est donc logique qu'il considère comme vaines les tentatives d'établir des vérités générales par le raisonnement. C'est ce qu'il explique à Rivière en ces mots :
Tout en reconnaissant que son ami recherche une vérité complexe et multiple, Alain-Fournier pousse son propre refus jusqu'à faire de la vérité une catégorie inopérante. Seule semble pertinente l'expérience subjective irréductible. Le deuxième thème est justement celui de l'inaptitude du raisonnement critique à rendre compte de cette expérience subjective, dont la nature est foncièrement esthétique et affective :
Il est impossible d'attribuer une valeur objective à une expérience esthétique ou affective. Il est même impossible d'en juger de quelque façon que ce soit lorsqu'on les a abstraites du vécu de la personne qui les a eues. Le sujet et ses impressions et émotions sont unis dans une totalité expérientielle irréductible :
La faculté critique est donc réductrice. Elle peut même devenir une forme de violence lorsqu'elle prétend classer et étiqueter la pensée ou le mode de vie des autres : « je crois que toute vie vaut la peine d'être vécue. On les évalue, on méprise les unes, on glorifie les autres parce que peut-être on en fait arbitrairement les parties d'un tout, d'une société, d'un monde idéal, qui n'a pas plus de raison d'être sous le soleil que tel ou tel autre » (I, p. 73, 1905). Cette réflexion, exprimée à l'occasion d'une discussion duCulte du Moide Maurice Barrès (dont l'adulation par Rivière irrite Fournier), mène Fournier à rejeter toute forme de jugement. Dans la mesure où il nous est impossible de connaître l'expérience d'autrui et où, de façon générale, chacun tend à croire que son système est le vrai alors qu'il n'est en réalité qu'un système parmi d'autres (« L. et G. croient au mérite universitaire ; C. et M. à la République ; M. à la sociale, un autre à l'argent, un autre à son coeur […] », Ibid.), Alain-Fournier croit que pour « devenir moins imbécile » il faut se faire tendrement ignorant : « je crois que la sagesse suprême c'est de tout comprendre, et, après, de tout aimer » (Ibid.). Le troisième motif qui revient dans la critique de l'intelligence d'Alain-Fournier est celui de l'obstruction de la vie: les jugements imposent un arrêt là où il y avait abondance et virtualité, figent le sens qui devait être multiple. Dans les lettres plus tardives, Fournier entretient Rivière de l'inspiration que lui apportent les rencontres avec les femmes belles, jeunes et mystérieuses (bien que toutes ne soient que des avatars délavés de la première, Yvonne de Quiévrecourt, objet de l'obsession de Fournier et modèle du personnage d'Yvonne de Galais dansLe Grand Meaulnes). Le contre-exemple est fourni par un souvenir d'enfance. L'un des malheurs auxquels aurait eu à faire face le petit Henri-Alban était la visite annuelle d'une vieille tante dont le port était excessivement confiant et le discours pétri de lieux communs : « on sentait en elle la certitude qu'il n'y avait plus rien à apprendre sur le monde et sur la vie ; qu'elle n'était rien de nouveau, qu'elle n'apportait rien de nouveau, mais qu'elle avait appris depuis longtemps, comme tout un chacun, la vérité sur tout » (II, p. 253, 1908). La vieille tante personnifie un phénomène affectif qui traverse les huit années de correspondance : l'exaltation des expériences vécues — Fournier est fréquemment transporté par des impressions de paysages traversés, de paysans rencontrés, de banlieues visitées, etc. — est accompagnée de la crainte de détruire ces expériences en les décrivant trop banalement, comme s'il s'agissait de bulles remplies d'un fluide précieux qu'il risquait de crever d'un coup de plume malhabile. Ainsi, à de maintes reprises Fournier évoque une promenade ou un paysage pour tout de suite s'interdire d'en parler plus longuement, ou les décrit mais en s'excusant de la confusion de son écriture :
C'est prendre la mesure de la charge existentielle que porte pour Alain-Fournier son projet d'écriture que de lire certaines de ses lettres où la joie, la beauté ou le désir ineffables vont jusqu'à provoquer un vertige mystique, jusqu'à la tentation de s'abîmer dans la mort ou dans la religion :
On voit comment se rencontrent en un noeud mystérieux l'écriture et la vie : l'écriture est un outil pauvre dont l'utilisation incompétente risque de dilapider le bouillonnement vital. Pourtant, elle est peut-être aussi la clef qui nous permette d'y accéder, voire ce qui seul peut rendre cette vie réelle : cette vie que, semblerait-il, l'on ne perçoit que du coin de l'oeil, que lorsqu'on ne la regarde pas directement, cette vie dont on entend des échos et ressent des rumeurs peut-être n'existe pas tout à fait jusqu'à ce qu'on trouve le moyen de la réaliser par l'oeuvre d'art. Vie et littérature. La posture de « primitif » qu'affecte Alain-Fournier (fils d'un instituteur de campagne, il aime rappeler ses origines « paysannes » à Rivière, qui a grandi à Bordeaux) devient au fur et à mesure de la correspondance un credo artistique. La tendance est présente dès le début, bien qu'elle soit infléchie par la posture du poète visionnaire dans les premières années de la correspondance (qui, il faut le rappeler, débute lorsque les amis ont 19 ans). Lorsqu'ils sont encore au lycée à préparer le concours d'admission à l'École normale supérieure, Fournier gémit de perdre ainsi de précieuses années au lieu de « vivre » vraiment : « vivre avec des pions, vivre avec des gens dont le métier est de mettre le coeur et l'âme du passé en formules — et me torturer, m'user le crâne à tâcher d'en faire autant. Il n'y a donc pas une place bien quelconque à Fou-Tchéou ou ailleurs qui nous laisse […] faire des vers, des vers, des pièces et des romans, faire l'art, créer la vie à en mourir » (I, p. 152, 1906). Dans cette lamentation, la discipline et l'enseignement arides (faux, artificiels) de l'école s'opposent à la vie et à la poésie, unies en un élan passionné (vrai). Mais le refus des formules qui s'inscrit dans la critique de l'intelligence se fait extrême par moments, jusqu'à devenir refus total et embrasser même la poésie: « peut-être, ni la philosophie, ni l'art, ni la littérature ne valent ces années de vie que je perds, qui se perdent. Oh ! Se comprimer ainsi le crâne et le coeur » (I, p. 109, 1905). Passionné de poésie symboliste (l'acte fondateur de l'amitié aurait d'ailleurs été, selon Rivière, la découverte commune d'un poème d'Henri de Régnier), il tient pourtant à affirmer la préséance de certains plaisirs qui se présentent en ces moments-là comme la seule vie véritable : « à ma grande surprise, d'ailleurs, j'ai toujours très volontiers sacrifié Laforgue et Jammes et Verhaeren à “un tour par Neuvy-deux-Clochers et Presly-le-Chétif” » (I, p. 72, 1905). L'histoire de la paternité du roman que raconte la correspondance d'Alain-Fournier et de Rivière est aussi celle de l'abandon graduel du symbolisme. Les premières prises de distances se font très tôt. Dès 1905, les amis ont assouvi leur passion première en dévorant les oeuvres complètes de Laforgue, Jammes, Maeterlinck, et laissent pressentir les objections qu'ils formuleront plus tard de façon explicite. En 1910, Alain-Fournier écrira en effet :
C'est cette appréciation lucide, qui rejoint à sa façon celle que fera Rivière dansLe Roman d'aventureen 1913, que préfigure sans doute l'appel de la campagne qui enjoint le lycéen à délaisser les livres pour se lancer à travers les champs. Ce qui pousse Fournier vers l'écriture, c'est le désir d'exprimer ses impressions profondes : « j'éviterai toujours le plus possible de me formuler, d'employer la formule ; […] je ne crois qu'à la recherche longue des mots qui redonnent l'impression première et complète – […] je ne crois qu'à la poésie. » (I, p. 53, 1905). Le symbolisme, et notamment le vers libre, semblent répondre à ce souhait. Ils confortent le sentiment « qu'il y a tout autour de moi, hors de moi, au-dessus, une vie merveilleuse que je n'aurai peut-être pas la force d'atteindre » (I, p. 289, 1906) : une réalité seconde plus vraie et plus mystérieuse, jusqu'à laquelle il faudrait se hisser à l'aide de l'écriture. La trajectoire qui mène Alain-Fournier à la réalisation de sa vocation d'écrivain suit la lente courbe de la prise de conscience énoncée dans la longue citation au début de ce paragraphe : que ce sentiment ne trahit pas réellement l'existence d'une réalité autre, mais tout simplement est et vaut par ce qu'il donne de coloration à la réalité quotidienne lorsqu'il est tapi «à un tournant de la route». Ou, pour le dire autrement, que la vie n'est pas ailleurs mais bien ici. L'impulsion d'écrire vient donc, à l'origine, du symbolisme et la sensibilité particulière de ce dernier continue longtemps à infléchir le projet d'écriture, même si celui-ci est très tôt identifié comme étant un projet de roman. « Dès mes jours anciens d'enfance », écrit Fournier dans une lettre datant de 1905, « le projet se dessinait dans ma tête, projet que je n'osais pas même m'avouer à moi-même — d'écrire. Mais ce qui est curieux, c'est que, d'abord, je ne me croyais pas capable de faire des vers, et que maintenant même, mes grands projets ne sont pas des projets de poète, ce sont des projets de romancier. Voilà le gros mot dit » (I, p. 31, 1905). La formule traduit l'étonnement de Fournier à se découvrir romancier : sans doute, un jeune homme prenant acte de ses penchants littéraires en 1905 se croyait naturellement poète. La sensibilité à fleur de peau que Fournier se reconnaît et son besoin impérieux d'exprimer ses « entrevisions de ce monde à moi » semblent le destiner particulièrement à la poésie, qui est en principe le genre de l'intériorité. Mais quelque chose ne cadre pas : la « vie » s'impose sans cesse, et elle est par trop incarnée. Le contraire d'une vieille tante bornée qui appauvrit la vie par son manque d'imagination est-ce une jeune fille jolie et mystérieuse… ou un paysan laboureur ? Fournier a beau s'acharner sur des vers qui exprimeraient ses impressions profondes, les sujets qui l'inspirent sont charmants, émouvants, pittoresques, nostalgiques, mais pas lyriques. À cet égard, la campagne et ses habitants sont une source intarissable d'impressions romanesques :
Lettre après lettre, Fournier se remémore les veillées de son enfance ou telle journée passée avec ses cousines, ou il s'enthousiasme pour ce qu'il entrevoit de la vie des paysans, ou encore s'émerveille des routes et des champs, mais par ce qu'elles lui suggèrent d'une vie qu'il pourrait mener ou que d'autres mènent au loin. Il prend conscience très tôt du contenu plutôt narratif que poétique de ses impressions favorites, mais il semblerait qu'il n'arrive pas à imaginer une oeuvre qui serait un roman à proprement parler et qui réussirait à exprimer ce qu'il ressent. Dans la lettre dans laquelle il prononce pour la première fois le « gros mot » de romancier, il établit une typologie du roman : trois manières de faire des romans sont représentées par Dickens, Goncourt et Laforgue . Dickens « écri[t] des histoires et n'écri[t] que des histoires » (I, p. 32, 1905). Ses romans créent une forte impression de vie, puisqu'on « vit avec lui [le personnage], il faut qu'on vive sa vie, il faut qu'on voie vivre autour de lui, et ça vivra autour de lui par tous les moyens » ; mais, au final, cette vie n'est que celle du monde clos de ce roman et prend fin avec la dernière page. Les romans de Goncourt sont l'oeuvre d'un écrivain qui « a ramassé partout tout ce qui a déchiré son hypersensible sensibilité » (I, p. 33). Les personnages et l'histoire ont peu d'importance : ils servent de prétexte à noter les « sensations » de l'auteur. Enfin, chez Laforgue il n'y a pas d'histoire du tout, « c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur de son livre », qui décrit ses émois, ses impressions esthétiques, de petits moments précieux. « Ça n'est plus du roman », déclare Fournier, avant de conclure que, personnellement, il voudrait « plutôt procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C'est contradictoire ; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, du roman avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent » (I, p. 34). C'est un peu comme si, alors que la poésie symboliste prétendait révéler au-delà de la réalité prosaïque une autre réalité onirique et idéelle (et toujours inaccessible, même une fois sa présence révélée), Alain-Fournier vivait vraiment une réalité qui s'apparentait au rêve, ou du moins vivait dans un monde où cette frontière était poreuse :
Au contraire de vouloir creuser l'écart qui sépare la poésie du monde prosaïque, Alain-Fournier veut exprimer ce qu'il voit comme la réalité poétique — une réalité qui est un peu un rêve — dans une langue simple et accessible. C'est qu'il souhaite, avant tout, « toucher au coeur » (I, p. 51, 1905) les lecteurs, ou encore « faire prendre conscience […] de la beauté et de l'amour à tout ce qui n'en sent que le flot grondant intérieurement et invisiblement ; faire déserter les villes, comme disait Laforgue, ou plutôt les faire aimer et toutes les vies qu'on y voit » (I, p. 172-173, 1906). « Toucher » et « faire aimer » sont des impératifs : il prétend vouloir « écrire des romans comme on les conçoit en Angleterre, beaux romans pour les paysans, pour les instituteurs, pour les villes de province » (Ibid.) et, à Rivière qui tente de le mettre en garde contre la « sensiblerie », il répond « tout ça, c'est une affaire de mots, c'est de la sensiblerie quand c'est raté ; c'est de l'art et de la douleur et de la vie quand c'est réussi » (I, p. 51, 1905). Paradoxalement, pour trouver le chemin de son monde intérieur, Alain-Fournier se tourne vers l'extérieur : vers la vie concrète, physique, et vers des vies qui ne sont pas les siennes. Ainsi par exemple, contrairement à Rivière qui redoute le service militaire et le supporte très difficilement une fois appelé, Alain-Fournier s'en réjouit : « je désire donc le régiment un peu pour les risques qu'il me fera entrevoir […] et surtout parce qu'il va me mêler sans arrière-pensée de rang ni d'instruction aux paysans […] ; il va me lancer parmi leur vie à eux, en me débarrassant de ma vie à moi — et puis […] j'ai si grand besoin de ces marches à l'aventure pour réveiller ce qui dort en moi » (I, p. 323, 1906). De plus en plus, au fil de la correspondance, Alain-Fournier broie du noir. Il lit peu — surtout Claudel et les Évangiles — et les seules activités qui lui font retrouver son exaltation d'autrefois sont les souvenirs d'enfance, les longues marches forcées du régiment ou encore les excursions qu'il fait dans la campagne dans son temps libre (avec les paysans qui s'y profilent éternellement…). Le paysan est une muse parce que, semblerait-il, son mode de vie physique et son langage sont en parfaite adéquation avec son monde intérieur. Aucune « formule » ne vient s'imposer entre lui et le monde : « les paysans sont, à l'heure actuelle, les seuls êtres humains qui parlent comme ils ont vécu, lors de l'histoire qu'ils racontent. […] [Ils] sont réfractaires à tout embrigadement dans un autre monde, à toute répression de leur propre personnalité. […]. Ils ne savent pas n'être qu'un chiffre dans un calcul, une expression abstraite dans un organisme abstrait. Ils ignorent l'abstraction. Je suis un paysan » (I, p. 419, 1906). Dans le paysan s'opère une alchimie étrange : l'être le moins cérébral possède une parole directe qui traduit la réalité comme elle vraiment… c'est-à-dire, comme poésie. « Je voudrais trouver quelqu'un — écrivain ancien, femme, ou langage paysan — qui m'enseigne, qui m'aide à trouver la parole pour ce que je sens » (I, p. 381-382, 1906) écrit-il ; et il parlera de façon similaire de l'enfant. Parce que « toutes choses ne m'ont été connues que par l'impression qu'elles laissaient sur mon coeur », ce n'est qu'un langage paysan qui « arriver[a] à reconstruire ce monde particulier de mon coeur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet — où toutes les réalités, à cause du coeur où elles sont passées, seront pures comme des idées » (Ibid.). Les Écritures, par la « simplicité du mystère qu'[elles] révèlent », réalisent peut-être un « miracle » de ce type, c'est-à-dire un alliage parfait entre idéalité et incarnation : « à chaque page, l'éclosion terrestre de l'événement merveilleux me trouve aussi passionnément crédule que l'épanouissement d'une fleur au coeur du pré de juin. Il n'y a pas moyen de ne pas croire, tant cela est vrai et séduisant » (II, 339, 1910). Est-ce que c'est parce que, contrairement à ce qu'il prétend devant Rivière, Fournier cherche la Vérité — l'oeuvre qui, comme les Écritures, opèrerait une réconciliation parfaite entre l'intérieur et l'extérieur, les idées et le monde — que la réalisation de son oeuvre lui vient au prix d'une terrible désillusion ? En 1908, il informe Rivière qu'il a enfin compris comment faire son roman : « Je crois avoir trouvé, cette fois. Il n'y a pas d'Idée. Il s'agit seulement d'être dans un pays. Et les impossibles personnages humains sont là ; et je bondis de délice, parfois, à voir s'organiser dans l'intrigue inexistante les mille et un épisodes. Il ne me manque que trois mois » (II, p. 230, 1908). En fait, il faudra près de cinq ans pour que le projet arrive à terme, au cours desquels le ton de la correspondance va toujours en s'assombrissant. De plus en plus, il est question de son coeur brisé et de sa jeunesse qui fuit : « À présent je suis las et hanté par la crainte de voir finir ma jeunesse. Je ne m'éparpille plus. Je suis devant le monde comme quelqu'un qui fait son choix, avant de s'en aller. Et dans ce choix quelle sera ma direction, l'accord final que je chercherai, la signification essentielle de ces présents symboliques que j'aurai mis de côté pour le voyage ? » (II, 300, 1910). On a l'impression — et peut-être est-ce une corrélation sans signification particulière — que l'épiphanie du romancier se nourrit du dégrisement de l'homme. L'écriture et la vie se recouvrent enfin, mais cette vie est entre-temps devenue plus triste : les promesses se sont amenuisées, les illusions sont tombées, l'espérance — ce qui était tapi au tournant de la route, qui donnait envie de s'élancer — s'est retirée. Un fantasme bizarre apparaît de plus en plus dans ces lettres crépusculaires : Alain-Fournier tend à confondre la vie avec son roman. Il se prend littéralement pour Meaulnes, son personnage, mais Meaulnes n'est pas seulement enjoué, rêveur, courageux, il est aussi cruel, mélancolique, un peu fou. Il est celui dont les attentes se sont brisées contre le prosaïsme de la vie et contre sa propre mauvaise foi :
Ouvrage cité :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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À part Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier a écrit un peu de poésie et quelques nouvelles, dont trois ou quatre furent publiées de son vivant dans des revues. Ces textes furent rassemblés après sa mort en un volume, intitulé Miracles. Il a également laissé une ébauche de roman, Colombe Blanchet, ainsi qu'une ébauche de pièce de théâtre, La Maison en forêt. Pour ce qui en est des écrits non-romanesques, l'essentiel de ce qui pourrait être considéré comme une réflexion sur l'écriture est dans la correspondance avec Jacques Rivière dont est tirée la plus grande partie des citations dans ce dossier. Les autres correspondances — la correspondance avec Charles Péguy, les Lettres au petit B, les Lettres à sa famille, Alain-Fournier - Madame Simone: correspondance (1912-1914), les Lettres à Jeanne, ainsi que La Peinture, le Coeur et l'Esprit. Correspondance inédite (1907-1942) — ne semblent pas contenir de propos directs sur l'art du roman, ou qui apporteraient un éclairage qui n'aurait pas déjà été fourni par la correspondance avec Rivière. Enfin, Alain-Fournier a écrit quelques chroniques et articles au temps où il a brièvement été correspondant littéraire. Les citations reproduites proviennent de la plus concise des deux éditions; l'intégralité des articles d'Alain-Fournier a été éditée par André Guyon (Alain-Fournier, Chroniques et critiques, textes réunis et présentés par André Guyon, Paris, Le Cherche Midi, 1991). |
Jacques Rivière et Alain-Fournier.Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1966 [1926], vol. 1. Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1966 [1926], vol. 2. Alain-Fournier,Miracles et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Jacques Dupont, Paris, Le Livre de poche, 2011, 379 p. Charles Péguy et Alain-Fournier,Correspondance (1910-1914), présentation et notes par Yves Rey-Herme, Paris, Fayard, 1973. |
Citations
Jacques Rivière et Alain-Fournier.Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1966 [1926], vol. 1. |
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« Dès mes jours anciens d'enfance à la campagne […], le projet se dessinait dans ma tête, projet que je n'osais pas même m'avouer à moi-même — d'écrire. Mais ce qui est curieux, c'est que, d'abord, je ne me croyais pas capable de faire des vers, et que maintenant même, mes grands projets ne sont p as des projets de poète, ce sont des projets de romancier. Voilà le gros mot dit. Bien entendu, là comme ailleurs, beaucoup plus qu'ailleurs, on n'est un homme qu'à la condition de prendre la plume pour essayer de dire autre chose. Tu m'as entendu parler plusieurs fois avec un sourire d'un roman possible : « il était une bergère », ou autre. Ce roman, je le porte dans ma tête depuis des années, moins que cela, depuis trois ans au plus. Il n'a été d'abord que moi, moi et moi ! Mais peu à peu s'est dépersonnalisé, a commencé à ne plus être ce roman que chacun porte à dix-huit ans dans sa tête, il s'est élargi, le voilà à présent qui se fragmente et devient des romans, voilà que je commence à écrire les premières pages, à me demander sérieusement si j'ai quelque chose de nouveau à dire. Alors, sérieusement, j'ai eu l'idée de t'en parler à toi ; non pas de te demander conseil, je n'espère pas que personne puisse diriger ce qui vient du plus profond, du plus lointain de moi, mais essayer un peu de t'en parler, d'éclaircir avec toi ce que j'entends par roman, de te parler de Roman en général. [...] Oui, mais avec quoi l'écrire, ce roman? on en a assez, comme tu le disais l'année dernière, des vérités psychologiques et autres balançoires à la Bourget. En cherchant j'ai trouvé trois catégories de réponses: il y a Dickens. Il y a Goncourt. Il y a Laforgue. [...] [Dickens:] écrire des histoires et n'écrire que des histoires. [...] [Goncourt:] un ramassis de sensations surtout, de sensations de l'auteur, collé à un personnage qui est secondaire et n'est encore que secondaire. [...] [Laforgue:] il n'y a plus de personnage du tout, c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur de son livre. […] Il n'y a pas de supercherie, il n'y a plus de petite histoire. Ça n'est plus du roman, c'est autre chose [...]. Tu penses bien que je ne suis pas parti de ces théories, de ces trois ou quatre théories pour aboutir à une quatrième ou cinquième qui serait la mienne, dont je poserais les articles et paragraphes pour ensuite faire un roman adéquat à la théorie. Mon roman est là qui se continue et se transforme, les Faguet viendront plus tard. [...] Pour le moment, je voudrais plutôt procéder de Laforgue, mais en écrivant un roman. C'est contradictoire ; ça ne le serait plus si on ne faisait, de la vie avec ses personnages, du roman avec ses personnages, que des rêves qui se rencontrent. J'emploie ce mot rêve parce qu'il est commode, quoique agaçant et usé. J'entends par rêve : vision du passé, espoirs, une rêverie d'autrefois revenue qui rencontre une vision qui s'en va, un souvenir d'après-midi qui rencontre la blancheur d'une ombrelle et la fraîcheur d'une autre pensée. Il y a des erreurs de rêve, de fausses pistes, des changements de direction, et c'est tout ça qui vit, s'agit, s'accroche, se lâche, se renverse. Le reste du personnage est plus ou moins de la mécanique – sociale ou animale – et n'est pas intéressant. [...] Mon idéal c'est justement d'arriver à rendre cette forme, cette façon d'énoncer la vie tangible dans des romans, d'arriver à ce que ce trésor incommensurablement riche de vies accumulées qu'est ma simple vie, si jeune soit-elle, arrive à se produire au grand jour sous cette forme de "rêves" qui se promènent. Ce sera peut-être sous une autre. Je puis changer. Pour le moment, cet idéal, tu le vois, serait de supprimer les personnages et la petite histoire tout en étant romancier – d'être romancier et d'être surtout poète. [...] Mon ultime conclusion […] sera, pour employer ton expression, que "tu verras ce que je voulais faire quand ce sera fait", ce qui est encore plus vrai peut-être du roman que de la musique – et, même si je savais bien exactement ce que je désire faire, je n'aurais pas qu'à me croiser les bras. » (p. 31-35) «Je sais que je n'ai pas encore mon vers libre. Je sais que je n'ai pas encore mon style et je préfère toujours, surtout dans les lettres, être incorrect, confus, bizarre, plutôt que d'essayer d'exprimer une impression personnelle d'une façon impersonnelle.» (p. 245) «Claudine à l'école.C'est un chef-d'oeuvre, c'est indéniable. Un chef-d'oeuvre de naturel. Ce n'est pas pervers. Il y a au centre une bordée d'injures, et à la fin une fessée qui sont très morales et détendent les nerfs. C'est long. Colette Willy a du génie.» (p. 263) «J'ai pris, cependant, conscience de ceci: ainsi arrêté, assis au rebord du fossé, je n'ai rien vu passer. Je me suis convaincu de l'immobilité de tout, de toute la vie présente ou passée qui me tient au coeur. J'ai vu que tout cela ne s'avançait lourdement, ardemment, vers je ne sais quel but, que poussé par l'ardent désir qui est en moi. Que le désir meure, et tout — présent et passé — est étendu et figé sous mes regards, comme un musée. (À vouloir exprimer ainsi du général, je n'exprime rien — rien, en tout cas, qui soit à moi. Ne m'appartiennent et ne m'intéressent que la conscience soudain profonde en moi de cette généralité et les expériences particulières que j'en fais: il n'y d'art et de vérité que du particulier). Il faudrait pouvoir exprimer le particulier. Dans mon livre à venir, j'ai bien essayé de dire que les fillettes, en reconduisant la petite vieille, sous la lune, dans la rosée des ponts, se serraient auprès de leurs parents avec ‘'la même'' tendresse peureuse qu'autrefois Rosine ou Florentine, en revenant du bourg, après la soupe, au bras d'un garçon. Mais c'est banal et ce n'est pas ça. Je voudrais faire sentir qu'il existe seulement ce tremblement de tendresse et de fraîcheur, et rien après ni avant, et qu'une fois pour toutes, il est là sous la lune de septembre, inutile. Je regarde ailleurs et partout je puis voir tout — immobile, inutile — au-dessous de ma fatigue. J'entends, dans la rue, ces mots que, vers dix heures, toutes les ménagères d'autrefois et d'aujourd'hui disent à la fois […]. Mais bientôt le temps de l'aridité sera fini. Il me reviendra la force de repenser toutes les ménagères et toutes les amoureuses. J'aurai gagné, au temps de l'aridité, la certitude qu'il n'y a rien de passé, rien à venir, que tout est là sous l'ardeur de mon âme et de mes regards, et que ce désir d'amour sous la lune, c'est le tremblement frileux de la Florentine et de la Rosine anciennes […]. Et alors, ma ferveur leur aura redonné la vie: elles seront là, vivantes comme moi — c'est-à-dire uniques et éternelles.» (p. 318-319) «Depuis longtemps, et en ce moment plus que jamais, j'ai assez de la littérature. Je voudrais débarrasser tous mes rayons des livres, et n'y laisser que Claudel. Claudel est un monde; on y peut pénétrer sans crainte; il ne s'agit pas de prendre une attitude, il s'agit de vivre un certain temps une vie ardente et profonde.[…] Pourtant, je voudrais trouver un maître. Quand je serai débarrassé du travail absurde que je m'impose […], je voudrais trouver quelqu'un — écrivain ancien, femme, ou langage paysan — qui m'enseigne, qui m'aide à trouver la parole pour ce que je sens. J'ai le merveilleux pouvoir de sentir. Toutes choses ne m'ont été connues que par l'impression qu'elles laissaient sur mon coeur. Aussi ne les ai-je pas distinguées. […] Ce pouvoir de ne sentir "des choses que la fleur" était devenu maladif, cette fin d'été douloureux, à force de subtilité. […] Arriver à reconstruire ce monde particulier de mon coeur qui ne sera compréhensible que quand il sera complet — où toutes les réalités, à cause du coeur ou elles sont passées, seront pures comme des idées. Pour exprimer ceci, je n'ai encore rien trouvé de plus beau que le langage des paysans parlé par moi. Ma prose et peut-être mes vers seraient à ce langage ce qu'est, peut-être, la musique de Debussy à la parole humaine. Tout ceci n'est que formules, et même qu'hypothèses sur un art qui doit être.» (p. 381) «Les paysans sont, à l'heure actuelle, les seuls êtres humains qui parlent comme ils ont vécu, lors de l'histoire qu'ils racontent. Leur voix n'est jamais interrompue, mais il y reste toutes les hésitations, tous les sentiments, tous les silences du passé. Les paysans - quelquefois les ouvriers — une fois sortis de leur monde sont réfractaires à tout embrigadement dans un autre monde, à toute répression de leur propre personnalité par un monde à classifications — une administration par exemple. Ils veulent toujours développer leur personnalité particulière dans les paroles qu'ils prononcent. […] Ils ne savent pas n'être qu'un chiffre dans un calcul, une expression abstraite dans un organisme abstrait. Ils ignorent l'abstraction.Je suis un paysan. » (p. 419) |
Jacques Rivière et Alain-Fournier. Correspondance (1905-1914), nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « NRF», 1966 [1926], vol. 2. |
« FiniPaludes, précédé duVoyage d'Urien. Voici peut-être le livre le plus complet qui soit. Ne faut-il pas du génie pour dire ainsi qu'il n'y a rien à dire. Que c'est drôle,Paludes. Francis de Miomandre dit : Que c'est triste ! Il a tort […] de vouloir qu'il reste du bouquin quelque chose d'autre que ce gaz hilarant dont parle Gide. LeVoyage d'Urien, c'est aussi beau que n'importe quelle oeuvre symboliste. Ces adolescents merveilleux qui découvrent sans cesse la vie. Ces symboles plus vrais et plus poignants que la réalité même directement exprimée. (Et pourtant ce n'est pas encore "mon" symbole). » (p. 21-22) «Les départs pour le bonheur: être sûrs qu'on n'arrivera pas au pays, ou que ce ne sera pas celui-là. C'est commel'Embarquement pour Cythère: de l'autre côté du décor, il n'y a rien. Mais de ce côté-ci, c'est le départ, plus beau que l'arrivée, plus précieux que le bonheur (avec ce gonflement de coeur).» (p. 50) «Ces jours derniers, j'étais presque décidé à te raconter des promenades dont je n'ai pas encore osé parler. Je n'ose pas encore, il faudrait tant de génie. Voici au moins deux titres […]. J'écrirai cela un jour où j'en serai digne. Comment aujourd'hui saurais-je parler d'hiver — où même donner un titre mensonger à l'autrePromenade de septembre dernier. Ces entrevisions de ce monde à moi n'intéressent que moi, si je n'arrive pas à le reconstituer dans son infinie et unique particularité. C'est lui qui me donne, aux plus belles heures de mon amour, ce désir de la mort —se confondre avec son paradis. — C'est lui aussi qui s'était un instant confié au Missionnaire. Mais rien n'a prise sur lui. Je ne pourrai jamais supprimer en moi la croyance que toutes théories sont également fausses et vraies. Aucune construction humaine n'est assez vaste pour contenir le monde que je porte.» (p. 52-53) «J'ai dévoré l'Immoraliste[…]. Je prends décidément trop de plaisir à toute cette abstraction. Quoique vivifiée et réalisée ici, je réprouve en moi ce goût de l'abstraction, de la logique, de la doctrine. C'est pourquoi je m'interdis de disserter sur l'Immoraliste.» (p. 106-107) «Je veux me remettre à lire des livres, non plus en artiste ou en critique, mais, à la façon primitive, pour ce qu'il y a dedans. Non pas, à vrai dire, comme autrefois, pour la petite histoire, mais pour ce qui s'y trouvera révélé du monde, de la vie, de moi-même. A ce compte, il doit rester peu de livres vraiment intéressants; les livres bien faits sont légions; où sont ceux qui font ‘'prendre conscience'' de quelque chose?» (p. 107) «Une tendance néfaste que je me découvre en ce moment à formuler le style que je me suis créé — et qu'au contraire je veux qu'il continue à se chercher et à tâtonner délicieusement, comme des mains, dans l'obscurité, sur un adoré visage de femme.» (p. 254) «Il m'est revenu de vieux projets pour quand, d'abord, j'aurai fini "Le Pays sans Nom". Je ferais pour Paris un peu ce que j'aurai fait pour "le Pays". Je trouverais les paysages avec leurs âmes qu'il y a derrière ces canailleries sentimentales de Paris […]. Ce serait un monde aussi mystérieux, aussi épouvantable que celui de mon premier livre.» (p. 262) «J'ai beaucoup souffert pendant ces vingt-quatre heures passées dans le village de Brûlon, chez un boulanger. J'ai eu beau me faire très simple et très petit enfant, j'ai bien vu que l'émerveillement de telles aventures était maintenant fini pour moi. Je le savais que nos voyages, notre expérience (voir laMétaphysique du rêvede Jacques Rivière) et nos topographies nous empêchaient maintenant de partir à la découverte, et que jamais plus rien ne serait nouveau pour nous. Je savais qu'on ne peut plus entrer maintenant dans un village ou dans une boutique, avec l'ignorance merveilleuse de ce qu'on y va trouver. […] Je savais bien que maintenant nous connaissons tout et que tout est prévu. » (p. 269) « J'écris mon livre. L'heure me presse. Je voulais te raconter l'épisode que je suis en train d'écrire. Il s'agit d'un personnage qu'on découvre à la fin, l'adolescent de la nuit, le veilleur aux colombes, la vieille âme très pure. Et tandis que les autres ont connu le triomphe mystérieux dans le pays nouveau qui était comme l'expansion de leur coeur, lui, comme dans une tour, a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne et cela déferle comme une énorme vague. Chaque jour, sur un papier, comme un homme perdu, il décrit le progrès de l'inondation mortelle. Dans sa vie très simple, chaque fois, quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse, comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou. Enfin une nuit, au plus haut de sa tourelle, alors que en bas et jusqu'à l'horizon fulgure la vie de la Joie inconnue, il comprend que la vraie joie n'est pas de ce monde, et que pourtant elle est là, qu'elle ouvre la porte et qu'elle vient se pencher contre son coeur. Alors il meurt en écrivant quelque chose, un nom peut-être qui n'est pas encore décidé — et sur chaque barrière des champs d'alentour (redevenus terrestres) un enfant est perché, en robe blanche, les pieds pendants, et souffle dans une flûte d'or, à intervalles réguliers. Tout cela schéma très abstrait. Il n'y aura sans doute pas de tour, tu comprends. Peut-être le nom serait-il "Marie". Mais alors je n'écrirais pas mon livre.Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que j'aie plus soif, et que je ne vienne plus ici puiser. » (p. 312) « J'ai lu, péniblementla vie d'Henri Brulard. J'en reparlerai. […] C'est un psychologue admirable, mais ce n'est qu'un psychologue ; on voit avec lui tout ce qui manque à ceux qui ne furent que psychologues : Gide, Barrès surtout. » (p. 366) «Je continueWutheringHeights, ce grand livre. L'audace sentimentale, ce que les sentiments ont sans cesse d'étrange et d'imprévu me fait croire que l'auteur est bien une femme.» (p. 413) «Il faut décidément que le Journal de Meaulnes s'arrête sur une très grande émotion. Ce sera la lettre désespérée qu'il porte toujours sur lui et qu'il déchire enfin. Je n'ai pas besoin de dire que cette lettre est écrite. Je l'arrangerai et l'adapterai.» (p. 433) |
Alain-Fournier,Miracles et autres textes, édition établie, présentée et annotée par Jacques Dupont, Paris, Le Livre de poche, 2011, 379 p. |
Article « Marie-Claire par Marguerite Audoux », p. 312-316 [paru dans la Nouvelle Revue française, le 1er novembre 1910] : « Un autre récit, dans ce livre, par des moyens différents, atteint presque à cette intensité tragique. C'est "Le Dernier Jour de Metz" par M. E. A. Spoll. Là, point de cris ni d'horreur, nul spectacle. Ce n'est poignant qu'à force de pauvreté. Tout se passe comme s'il ne se passait rien. Les rues sont sales et désertes… Par moments, pourtant, il y a de vagues sursauts de colère, semblables aux gémissements qu'arrache la douleur à des blessés qui ne voulaient pas crier. […] Des attroupements se forment, — puis se défont… et chacun rentre chez soi, vaincu par la pluie, le froid et la tristesse… » (p. 332) Article « Le Retour de l'enfant prodigue précédé de cinq autres traités par M. André Gide », p. 348-349 [paru dans L'Intransigeant, le 22 février 1913] : « De ces premiers traités qu'André Gide fait rééditer […] nous pourrions difficilement trouver à dire quoi que ce fut de nouveau. […] Certes, […] il n'est rien de plus délicieux que le style du premier Gide, celui du Traité du Narcisse, de La Tentative amoureuse… émerveillement devant toutes les apparences, vains désirs ; et regrets avant même que d'avoir péché… Toutes ces premières oeuvres, avec grâce, mais inlassablement, répètent, "Rien n'est" comme certain personnage de Claudel. Toutes ces pages de jeunesse, selon l'expression de Jacques Rivière, sont "un merveilleux jardin des hésitations". Avouerons-nous que dans ce jardin merveilleux les feuilles commencent à jaunir, par endroits. Par contre, sans restriction ni détour, nous aimons Le Retour de l'Enfant prodigue. Décevant comme les autres paraboles de Gide, celle-ci du moins comporte un sens si secrètement pathétique, qu'elle force l'amitié, l'émotion, les larmes… Ce pathétique déjà faisait la grandeur de L'immoraliste et de La Porte étroite. C'est à lui que nous devons, c'est de lui que nous attendons le meilleur d'André Gide. » |
Charles Péguy et Alain-Fournier,Correspondance (1910-1914), présentation et notes par Yves Rey-Herme, Paris, Fayard, 1973. |
« Je trouve dansLe Mystère de la Charité de Jeanne-d'Arcce même pouvoir de rendre tangibles, vivantes, tragiques, les idées ! L'immense discussion entre Mme Gervaise et Jeanne, à la fin, qui aurait pu rester une discussion purement théologique et froide – qui fut souvent cela, chez les théologiens — est admirablement angoissante. Mais j'aime surtout votre façon d'aimer l'Évangile. Votre façon de lui faire reprendre terre. De l'évoquer présent, vivant, humain — depuis le temps que dans les églises on le lit d'une voix morne et morte. Et il faut bien avouer que revu, revécu de cette façon, c'est la chose la plus belle et la plus passionnante qui soit au monde. » (p. 18-19) |