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Photo de France DaigleFrance Daigle

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Dossier

Le roman selon France Daigle,

Le roman « proprement dit » et ses marges chez France Daigle, par Marianne Ducharme, 2021

Dans sa prĂ©face Ă  la rĂ©Ă©dition de « Variations en B & K » (1985), « La beautĂ© de l’affaire » (1991) et « La vraie vie » (1993) de France Daigle en un seul volume (Prise de parole, 2016), Monika Boehringer propose une sorte de synthĂšse de l’évolution des tensions qui habitent l’Ɠuvre de l’autrice acadienne, axĂ©e autour de sa derniĂšre parution : « CaractĂ©risĂ©s par un formalisme ludique et pleinement assumĂ©, [les premiers livres de France Daigle] recĂšlent dĂ©jĂ  tout ce qui se dĂ©ploiera magistralement dans sa fiction la plus rĂ©cente, Pour sĂ»r.[1] » Il est effectivement facile – peut-ĂȘtre mĂȘme un peu trop – de voir dans l’opus de 2011 de l’écrivaine de Moncton le point d’orgue ou, comme elle le dit elle-mĂȘme en entrevue, « le sundae sur la cerise[2] », de l’ensemble de sa production. Impressionnante fresque composĂ©e de 1728 fragments, ce roman de 750 pages, paru aprĂšs plus de dix ans de gestation, constitue l’alpha et l’omĂ©ga de Daigle, qui a d’ailleurs fait de la Bible l’une de ses principales inspirations littĂ©raires lors de son idĂ©ation[3]. Ce livre qui n’est pas une somme mais une multiplication, celle du chiffre douze trois fois par lui-mĂȘme (123, pour donner cet impressionnant total d’entrĂ©es) ne doit cependant pas ĂȘtre abordĂ© au dĂ©triment de ce qui le prĂ©cĂšde ; car lĂ  oĂč le genre romanesque s’affirme parce qu’il se renouvelle, se cache Ă©galement un long processus de maturation et d’explorations des formes auquel se rapporte sa consĂ©cration subsĂ©quente. On remarquera ainsi qu’à une pratique qui remet en question non pas seulement les frontiĂšres mais aussi la pertinence des Ă©tiquettes, s’oppose une pensĂ©e paradoxale dans la mesure oĂč, en affirmant sa divergence, elle se trouve aussi Ă  faire Ă©cho aux grandes lignes du discours des romancier.e.s sur leur Ɠuvre : la vie, les personnages, la langue, la structure.

Structure et innovation.

Dans une entrevue qu’elle donnait en 2004 Ă  cette mĂȘme Monika Boehringer, Daigle avançait que son premier roman « proprement dit » Ă©tait La vraie vie
 avant de se raviser ; La vraie vie, publiĂ© en 1993 aux Ă©ditions de l’Hexagone, serait en fait un entre-deux et le suivant, 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e (1995), son premier roman « proprement dit ». Il faut toutefois attendre Ă  2014 pour comprendre ce qu’elle entendait par lĂ . Cette fois dans un entretien avec Andrea Cabajsky, qui la relance prĂ©cisĂ©ment sur cette expression dont la dĂ©finition avait Ă©tĂ© laissĂ©e en suspens, Daigle Ă©labore une pensĂ©e du roman d’abord en lien avec une certaine logique structurale et structurante du rĂ©cit :

Dans le roman, on sent qu’il y a une sorte de suite, une sorte de chronologie, mĂȘme si elle est de travers. Normalement, tu ne l’ouvres pas Ă  n’importe quelle page pour lire. Normalement, il y a aussi du dialogue. [
] Je ne considĂšre pas avoir rĂ©ussi Ă  faire un roman avec une montĂ©e de tension dramatique, puis la rĂ©solution d’un dilemme[4].

Pour celle qui dit s’ĂȘtre inspirĂ©e de l’écriture Ă  contraintes de Georges Perec, des Ɠuvres d’Italo Calvino[5], voire de L’Ɠuvre ouverte d’Umberto Eco[6], dans l’élaboration de Pour sĂ»r, il n’y a rien d’étonnant Ă  ce que la pratique romanesque s’éloigne des conventions du genre, que Daigle situe dans les dialogues ou les pĂ©ripĂ©ties suivies de leur dĂ©nouement. On voit en fait se profiler dans le discours de l’autrice une vision du roman proprement dit qui coĂŻncide avec ses conventions narratives dix-neuviĂšmistes, celles que Roland Barthes rĂ©sume par la formule latine post hoc, ergo propter hoc, oĂč corrĂ©lation et causalitĂ© se confondent dans le temps. Daigle rebondit d’ailleurs sur le constat d’une absence de schĂ©ma narratif dĂ©fini dans son Ɠuvre : paraphrasant l’auteur de Si par une nuit d’hiver un voyageur, elle lie l’éclatement formel et le refus d’une structure linĂ©aire au renouvellement de la forme romanesque : « [D’aprĂšs Calvino] si les romanciers veulent continuer d’avoir une certaine importance [
], il ne fallait pas se gĂȘner de se donner des projets un peu massifs, mais il fallait pousser l’audace ou la crĂ©ativitĂ© du roman, en fait[7]. » Dans un retournement quelque peu bakhtinien, la divergence Ă  cette norme formelle du roman qu’elle profĂšre vient constituer un apport au genre. Aussi son « Ă©chec » tel qu’elle le dĂ©finit n’en est-il pas un, dans la mesure oĂč il devient le moyen d’une exploration des codes littĂ©raires.

Cela dit, les textes de Daigle ne sont pas dĂ©nuĂ©s d’une structure logique et rĂ©flĂ©chie, loin de lĂ . Bien que leur principe organisateur ne soit pas d’ascendance narrative en prioritĂ©, les Ɠuvres se rapportent tout de mĂȘme Ă  des schĂ©mas variĂ©s, qui agissent en tant que cadre de la diĂ©gĂšse. C’est entre autres lĂ  que se niche un aspect du renouvellement qu’elle propose, insĂ©parable d’une forte teneur autorĂ©fĂ©rentielle dans l’Ɠuvre, elle-mĂȘme symptomatique du flou entre la matiĂšre imaginĂ©e et la matiĂšre autobiographique, entre la rĂ©alitĂ© et la fiction, « drĂŽlement entremĂȘlĂ©[e]s dans son esprit[8] ». La forme ne fonctionne toutefois pas en vase clos, et l’armature des textes vient s’arrimer Ă  leur propos (ou l’inverse). On ne s’en Ă©tonnera pas dans la mesure oĂč, en plus de lier l’innovation romanesque Ă  des questions d’amplitude de l’objet livre (« se donner des projets un peu massifs »), Daigle dit construire ses Ɠuvres avec « beaucoup de libertĂ©, beaucoup de terrain Ă  digression, beaucoup de coupes, de dĂ©coupes et de recoupements[9] ». Par exemple, pour Pour sĂ»r, le chiffre 12 qui rĂ©git son fonctionnement, lorsque « multipliĂ© par lui-mĂȘme, d’aprĂšs le dictionnaire des mythologies, permet d’accĂ©der Ă  la sĂ©rĂ©nitĂ©[10] ». Ainsi, d’aprĂšs ce que nous en dit l’autrice, ce multiple ne se restreint pas Ă  l’organisation de l’Ɠuvre, mais, se voyant dotĂ© d’une importance transversale, il « dĂ©borde » dans le propos, qui, dĂšs lors, se trouve chargĂ© d’une fonction prĂ©cise. Celle-ci, la sĂ©rĂ©nitĂ©, n’est pas sans prĂ©cĂ©dent dans le corpus ; pour qui a lu les premiĂšres publications de l’autrice, elle rappelle le « Om » en clĂŽture de chaque fragment composant Histoire de la maison qui brĂ»le (1985), troisiĂšme Ɠuvre de l’autrice. À dĂ©faut d’avoir rĂ©ussi Ă  instaurer une tension dramatique dans son roman, Daigle aura tout de mĂȘme « atteint » ce que la mythologie du chiffre 12 induisait et que l’on peut Ă©galement comprendre comme la source du projet : « Tout est pas mal tranquille. On dirait qu’aprĂšs Pour sĂ»r, c’est calme. J’avais une espĂšce d’embryon d’un nouveau projet de livre, mais j’ai essayĂ© de le repousser un peu. Et lĂ , il n’y a rien[11] », rĂ©pond-elle Ă  Cabajsky qui lui demande si ses personnages la « laissent tranquille d’un roman Ă  l’autre[12] ».

Pour Pas pire (2002), roman autofictionnel oĂč le chiac se manifeste pour une premiĂšre fois dans les dialogues, ce sont les deltas, ces « nombreux plus petits courts d’eau [Ă  l’embouchure d’un fleuve], dont les branches principales, vues des airs, forment les cĂŽtĂ©s d’un triangle isocĂšle[13] », qui semblent en dicter le fonctionnement. Encore une fois, ceux-ci, Ă  l’image de l’« interpĂ©nĂ©tration inexplicable » et de la capacitĂ© Ă  « rĂ©pandre sur le monde une nouvelle couche d’ambiguĂŻtĂ©[14] » qui les caractĂ©risent, s’infiltrent dans le corps du texte. Une parentĂ© entre l’ĂȘtre humain et les attributs de ces littoraux particuliers, aussi bien physiques (« les six formes Ă©lĂ©mentaires de l’avancĂ©e du delta sur la mer [
] ressemblent effectivement Ă  des profils de bouche humaine[15] ») que temporels (« apprĂ©ciable Ă  l’échelle d’une vie humaine[16] ») se trouve signifiĂ©e Ă  plusieurs reprises dans Pas pire. Ainsi, les deltas permettent Ă  l’autrice d’établir un pont entre l’ĂȘtre humain et le milieu dans lequel il Ă©volue – principe fort gĂ©nĂ©ral, certes. Sur la base d’une prĂ©caritĂ© ontologique commune, elle fait de ce qui organise le texte une sorte d’allĂ©gorie de l’identitĂ© acadienne : « Un delta n’est pas chose donnĂ©e Ă  n’importe quel fleuve. Le fait que L’Amazone et le Congo n’en ont pas prouve bien que les deltas ont des conditions d’existence particuliĂšres[17]. » Dans son ouvrage Pour comprendre les mĂ©dias, le professeur de littĂ©rature et thĂ©oricien des communications Marshall McLuhan postule la prĂ©sĂ©ance du mĂ©dium sur le message, puisque les conditions de l’un formatent l’autre, Ă  un point tel que le rapport n’est plus de l’ordre de l’influence mais de la dĂ©termination. C’est, il me semble, Ă  cette conception de l’interrelation entre le fond et la forme (et bien qu’ici je perde un peu de vue le strict discours de l’autrice sur son Ɠuvre) que France Daigle fait en quelque sorte Ă©cho. On en retrouve le paroxysme dans le premier roman « proprement dit » de l’autrice : « Dans 1953, Ă©crit-elle, je m’étais donnĂ© le dĂ©fi d’aller voir ce qui s’était passĂ© l’annĂ©e de ma naissance. [
] [T]out en me mettant en scĂšne, je voulais surtout crĂ©er la scĂšne, recrĂ©er l’univers de 1953[18]. » De la scĂšne du monde au moi en scĂšne, on voit bien en quoi la structure joue un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant pour l’autrice sur le plan de la conception des textes.

Sur la multidisciplinarité.

Dans le prĂ©ambule qu’elle signe Ă  cette Ɠuvre qui ne rĂ©fĂšre que dans le titre – sinon par accident, du moins par inconscient[19] – au cĂ©lĂšbre roman de Gabriel Garcia MarquĂšz, Daigle, revenant Ă  son Ɠuvre prĂ©cĂ©dente La vraie vie, dĂ©voile les allers-retours de sa dĂ©marche :

La derniĂšre fois que je me suis assise pour Ă©crire quelque chose comme un roman, j’avais commencĂ© par une espĂšce de longue rĂ©ïŹ‚exion sur la nidiïŹcation des merles d’AmĂ©rique. [
] En ïŹn de compte, je laissai complĂštement tomber ce chapitre car il n’avait plus vraiment sa place dans le livre. Par la suite, je me suis souvent demandĂ© comment j’avais pu l’éclipser tout Ă  fait, tellement il m’avait paru aller droit Ă  l’essentiel lorsque je l’avais Ă©crit.[20]

« Quelque chose comme un roman » : cette formule vient expliciter la dynamique de rapprochement et de distanciation, comme quoi l’Ɠuvre s’y intĂšgre en partie mais s’en Ă©chappe Ă©galement. Or, Daigle ne fait pas que flirter avec ses marges, dans une Ă©criture parfois en allers-retours comme nous l’informe cette hĂ©sitation sur la nidification des merles d’AmĂ©rique ; elle peut aussi ĂȘtre rĂ©solument Ă  l’extĂ©rieur. FonciĂšrement multidisciplinaire, l’écrivaine jongle Ă©galement avec la poĂ©sie, le thĂ©Ăątre et le cinĂ©ma. Elle n’est d’ailleurs pas venue Ă  l’écriture par le chemin le plus intuitif, ni le plus commun :

J’ai voulu faire du cinĂ©ma. C’est sans doute la forme d’art qui, par la suite, m’a le plus attirĂ©e. J’ai mĂȘme Ă©crit quelques scĂ©narios que j’espĂ©rais voir portĂ©s Ă  l’écran. [..] Faire un film, ça suppose une trentaine de personnes environ, tandis qu’une seule personne peut Ă©crire un livre, mĂȘme si, Ă  la limite, l’éditeur et le correcteur lui feront part de leurs suggestions. Ce n’est pas du tout la mĂȘme expĂ©rience. Donc, je me suis rabattue sur l’écriture[21].

Loin de nier cette premiĂšre incursion dans le monde des arts qui n’aura pas trouvĂ© d’aboutissement vĂ©ritable, Daigle inscrit l’influence de l’image en mouvement Ă  mĂȘme ses parutions. Sa deuxiĂšme Ɠuvre, Film d’amour et de dĂ©pendance (1984), rappelle le scĂ©nario, puisque les fragments qui la composent prennent la forme de dialogues. De mĂȘme, l’incipit du prĂ©ambule de 1953 se rapporte Ă  une mĂ©taphore tĂ©lĂ©visuelle, sur laquelle l’autrice vient jouer pour lancer son rĂ©cit :

La balle revient. Chaque balle est un dĂ©ïŹ.  

Lorsqu’un rĂ©cit commence par une scĂšne de sport – cela se voit surtout au cinĂ©ma –, il y a de fortes chances que le propos rĂ©el de l’histoire qui s’annonce soit tout Ă  fait autre. Ce genre d’ouverture, qui appelle doucement et de loin son sujet, fait partie des conventions qui se sont installĂ©es avec le temps entre les crĂ©ateurs et leur public[22].

Mais c’est d’abord la question trĂšs pragmatique de la solitude pour orienter sa dĂ©marche, dont Pas pire vient tĂ©moigner puisque l’agoraphobie de la personnage-narratrice-autrice occupe une place prĂ©dominante dans la diĂ©gĂšse, que je retiens de la multidisciplinaritĂ© artistique de Daigle. Car sur la base du Conteur de Walter Benjamin (qui se rapporte lui aussi Ă  une mĂ©taphore de nidification), ce choix du travail individuel insĂšre l’autrice du cĂŽtĂ© de la tradition romanesque. Dans la mesure oĂč Benjamin place le roman dans une voie solitaire, contraire Ă  celle du rĂ©cit, qu’il ancre dans la communautĂ© – lorsqu’on rĂ©sume trĂšs schĂ©matiquement son propos –, Daigle, par son choix de la solitude, se montre en phase avec le roman, et ce, avant mĂȘme qu’elle en ait Ă©crit un, « proprement dit » ou non.

« L’habitation, c’est la vie ».

Pour en revenir aux questions de structure, la multidisciplinaritĂ© de l’autrice de mĂȘme que l’exemple de 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e nous indique surtout que des systĂšmes plus larges sont Ă©galement Ă  l’Ɠuvre. C’est-Ă -dire que l’anecdotique (le chiffre 12, les deltas) n’est pas seul en charge de donner aux Ɠuvres une direction. Comme de fait, la psychanalyse et l’astrologie informent de prĂšs la pratique de l’autrice, qui ne se rapporte toutefois pas dans son impulsion et son essence Ă  la rigiditĂ© de ces structures : « [L]a matiĂšre Ă  Ă©criture n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose qui nous fait vibrer, qui nous arrĂȘte un moment et nous fait voir, par exemple, les diffĂ©rentes composantes d’un portrait[23]. » La prĂ©sence des signes du Zodiaque parmi ces grandes influences sur le plan de la structure fait d’ailleurs remarquer Ă  Boehringer la rĂ©currence du thĂšme de la maison dans l’Ɠuvre daiglienne[24]. « L’habitation, l’habitable, l’habitĂ©, l’habitat, c’est la vie finalement[25] », rĂ©torque l’autrice au sujet de son penchant pour la demeure, qu’elle soit consciemment ou non glissĂ©e dans les textes. Se profile dans cette rĂ©ponse la dynamique particuliĂšre entre la forme et sa matiĂšre que l’on retrouve dans l’Ɠuvre. Comme la tortue ou l’escargot[26] qui, Ă  la fois, porte et est sa propre maison, la forme, chez Daigle, forme la matiĂšre, comme elle le souligne Ă  quelques reprises.

Aussi l’autrice invite-t-elle Ă  nuancer le penchant Ă©sotĂ©rique de ces grandes disciplines, croyances ou idĂ©ologies auxquelles elle se rapporte. Ce sont, pour elle, « une sorte de miroir de ce qu’on est ou de la direction dans laquelle on s’en va[27] », qu’on « lit par rapport Ă  soi-mĂȘme[28] ». Se refusant Ă  Ă©laborer ses personnages avec finesse et assiduitĂ©, elle s’inspire donc de ses disciplines pour pallier l’absence de « constitution psychologique tout Ă  fait cohĂ©rente, dĂ©veloppĂ©e, avec un semblant de profondeur[29] ». La psychanalyse, l’astrologie, le fĂ©minisme, la thĂ©orie sur le genre (gender) viennent ainsi « prolonger la rĂ©flexion » en participant Ă  la constitution des ĂȘtres de papier de l’Ɠuvre. Voguant entre « libertĂ©, connaissance et plaisir », oĂč l’un ne se fait pas sans l’autre, Daigle use ainsi de la structure pour donner une orientation Ă  son Ă©criture proche du quotidien, de la dĂ©couverte, et qui est a priori construite bien loin de tout ce qui s’apparente Ă  un plan. Elle rappelle le cours des fleuves dĂ©bouchant Ă  leur delta, qu’ils ont Ă©galement formĂ© avec le temps :

Tout ce qui se passe, ce qui est aujourd’hui, c’est mon matĂ©riel. Inutile alors de rĂ©sister. Des fois, j’ai l’impression d’improviser quand je m’assois le matin Ă  ma table de travail. Je pars un peu sur n’importe quelle idĂ©e, sur un dĂ©tail quelconque, et j’écris, je dĂ©couvre oĂč ça mĂšne. Et le lendemain, je recommence. Je pense que c’est ça la crĂ©ation : ĂȘtre libre, se sentir libre d’aller oĂč cela veut aller[30].

À l’instar du mouvement oulipien qui voit dans l’imposition d’une contrainte un moyen d’atteindre une plus grande libertĂ©, l’autrice fait de ces grands systĂšmes des limites qui permettent de favoriser l’exploration la plus affranchie possible. « C’est la vie elle-mĂȘme qui m’y a poussĂ©e[31] », dit-elle en rĂ©ponse Ă  une question sur le lien entre le fĂ©minisme et ses connaissances de la psychanalyse. On pourrait tout aussi bien voir lĂ  une rĂ©flexion surplombante sur ses Ɠuvres, dont l’organisation, bien qu’elle puisse relever de concepts d’apparence rigide, reflĂšte tout aussi bien celle mouvante de l’existence.

Sans jamais parler du vent : le casse-tĂȘte du roman.

On comprend ainsi qu’au-delĂ  d’une stricte explication sur l’imposant gabarit de son dernier roman, la rĂ©ponse de France Daigle Ă  Andrea Cabajsky sur le « roman proprement dit », invite Ă  une lecture rĂ©trospective qui permet d’apprĂ©hender l’Ɠuvre dans son ensemble sous l’angle d’une rupture en quĂȘte d’innovation. Comme de fait, mĂȘme les premiĂšres publications de l’autrice font preuve de l’audace et de la crĂ©ativitĂ© qui, d’aprĂšs Calvino tel qu’elle le paraphrase, fondent le devenir du genre narratif par excellence – en dĂ©pit de leur briĂšvetĂ©, ou plutĂŽt grĂące Ă  elle. Toutefois, ce serait nier la profonde disparitĂ© de l’Ɠuvre que de rĂ©unir l’entiĂšretĂ© des publications sur la base d’une divergence assumĂ©e par rapport Ă  la prĂ©sence ou non d’un schĂ©ma narratif avec ses Ă©tapes clairement circonscrites. Une telle rĂ©union donnerait l’impression d’une homogĂ©nĂ©itĂ© contraire Ă  ce qui se fait rĂ©ellement, et que l’autrice reconnaĂźt : « Les trois derniers livres [Pas pire, Un fin passage, Petites difficultĂ©s d’existence] et celui que je suis en train d’écrire prĂ©sentement [Pour sĂ»r] forment un autre ensemble, une espĂšce de suite, mais pas Ă  tous points de vue[32]. » Car il y a l’éclatement formel de Pour sĂ»r qui participe de ses attributs romanesques, ce « livre informatique » oĂč chaque fragment appelle deux possibilitĂ©s[33], mais il y a Ă©galement celui de la « premiĂšre maniĂšre » de Daigle, beaucoup plus radical – et beaucoup plus Ă©loignĂ© du genre. Consciente de ces enjeux, l’écrivaine avance Ă  propos de ses trois premiĂšres publications : « Personnellement, je considĂ©rais aussi mes textes prĂ©cĂ©dents comme des romans, mais je comprends que les gens ne les aient pas vus comme ça[34]. » Il y a ceci d’intĂ©ressant que la pensĂ©e de France Daigle se positionne Ă  rebours d’une certaine doxa : alors que plusieurs romancier.e.s refusent Ă  des Ɠuvres pourtant Ă©minemment romanesques cette Ă©tiquette gĂ©nĂ©rique, Daigle l’accorde Ă  ce qui se situe pas mĂȘme sur la frontiĂšre mais rĂ©solument au dehors. Au contraire de l’Ɠuvre de 2011 qui clĂŽt (jusqu’à preuve du contraire) le cycle de certains « personnages issus des romans prĂ©cĂ©dents qui y continuent tout simplement leur vie[35] », la « trilogie » liminaire (au sens trĂšs large) ne s’inscrit pas dans les marges du roman telles qu’on peut les concevoir en regard de sa tradition – pour Ă©clatĂ©s que soient certains de ses moments. Elles se rapprochent en fait d’un mĂ©tadiscours, qui, sans aller jusqu’à s’affirmer en tant qu’une thĂ©orie claire et nette, est tout de mĂȘme le lieu d’une rĂ©flexion organique sur le genre romanesque.

DĂšs son titre sur le mode de la prĂ©tĂ©rition, la toute premiĂšre Ɠuvre, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive Ă  temps (1983), annonce la prĂ©sĂ©ance sur l’aspect narratif d’une recherche ou inventivitĂ© langagiĂšre, bien qu’y figure Ă©galement le terme « roman ». Loin de gĂ©nĂ©rer un format Ă  l’Ɠuvre, l’étiquette s’impose a priori comme une curiositĂ©, puisque l’ouvrage est en fait composĂ© de courts fragments ou poĂšmes en prose, qui occupent le bas de la page. Le blanc domine, ce qui n’est pas nĂ©cessairement en contradiction avec la pensĂ©e de Daigle : « Et je commence Ă  croire que le vĂ©ritable propos du roman se situe surtout dans ces espaces que n’occupent pas les personnages[36] », Ă©nonce-t-elle. Que l’espace soit vu au sens diĂ©gĂ©tique ou paratextuel, il dĂ©note en tous les cas une prise de distance par rapport au « modĂšle » romanesque. Lorsque mis Ă  l’épreuve de la lecture, l’aspect gĂ©nĂ©rique dont tĂ©moigne le sous-titre se dĂ©voile peut-ĂȘtre moins dans une filiation avec le genre que dans une rĂ©flexion surplombante sur ses composantes, Ă  l’image de ce rapport Ă  la structure vu un peu plus haut :

Parfois pendant des journĂ©es entiĂšres comme si la vie ne nous concernait pas, comme si la vie elle-mĂȘme avait autre chose Ă  faire. Cela qui ne se voit pas. La force des choses, celle qui ne fait plus aucune diffĂ©rence. Ceux qui viennent quand on les appelle, ceux celles qui au dĂ©but tenaient Ă  vrai dire ce roman. Au dĂ©but ceux celles puis aujourd’hui ce qui veut exister partout. Comme s’il y avait vraiment une histoire et qu’il fallait Ă  tout prix la raconter[37].

Ce fragment regorge de lieux communs sur le genre romanesque. D’une part, la nĂ©cessitĂ© de raconter, dans une source presque divine, n’est pas sans faire Ă©cho Ă  un mythe romantique qui revient Ă  foison dans le discours des romancier.e.s sur leur Ɠuvre. D’autre part, perçu comme « plus vrai » que la rĂ©alitĂ©, le roman est liĂ© Ă  une authenticitĂ© du discours, qui se dĂ©cline comme le paradoxe fondateur de la fiction. Ainsi, en plus d’un souci de la structure manifestĂ© en regard de la trame narrative, on voit apparaĂźtre la formule entre le roman et la vie, comme une Ă©quivalence posĂ©e entre les deux, et qui fera son retour beaucoup plus tard dans le discours de l’autrice sur ses « romans proprement dit » :

Terry et Carmen [les personnages de Pas pire et cie], pour moi, ça pourrait ĂȘtre mes voisins. Ils n’existent pas, ce ne sont pas des vraies personnes mais il pourrait l’ĂȘtre. On peut entendre ce qu’ils se disent sur n’importe quoi, sur n’importe quel coin de rue de Moncton. Ce n’est peut-ĂȘtre pas nĂ©cessaire de dĂ©mĂȘler [la fiction du rĂ©el], parce qu’au fond tout est vrai[38],

disait-elle, par exemple, Ă  l’occasion du lancement de Pour sĂ»r. En sorte qu’il se dĂ©gage d’une lecture attentive de Sans jamais parler du vent une conscience aigĂŒe du roman et de sa tradition moderne, bien que l’autrice ne manifeste pas une connaissance forcĂ©ment acadĂ©mique du genre – au contraire de son interlocutrice de 2014 :

AC : Avez-vous lu Ulysse de James Joyce?

FD : Non.

AC : Je pose la question, parce que les points de comparaison entre Pour sĂ»r et Ulysse sont assez remarquables. Plus spĂ©cifiquement, les deux romans partagent des qualitĂ©s homĂ©riques qui m’amĂšnent Ă  me demander si vous aviez l’intention d’écrire une Ă©popĂ©e moderne[39].

Dans le sillon des explorations formelles de l’OuLiPo et de La vie mode d’emploi de Perec[40], France Daigle rapproche sa derniĂšre Ɠuvre romanesque d’un casse-tĂȘte. Pour peu qu’on observe de prĂšs Sans jamais parler du vent, on s’aperçoit que la mĂ©taphore se prĂȘte tout aussi bien au texte liminaire (au sens de l’Ɠuvre daiglienne), cependant que l’exploration proposĂ©e n’est pas aussi formatĂ©e. Le casse-tĂȘte y est Ă  double entente : savoir si l’Ɠuvre relĂšve ou non du roman en est un lui-mĂȘme ; mais l’Ɠuvre, dans son rapport au roman, nous offre Ă©galement un casse-tĂȘte sur le plan de l’assemblage. En un sens, Sans jamais parler du vent n’est pas sans Ă©voquer ces « kits » qu’Umberto Eco, dans Lector in fabula, rapporte Ă  la « demande coopĂ©rative » des textes. C’est comme si Daigle nous donnait tous les Ă©lĂ©ments pour faire un roman, mais qu’elle les laissait indĂ©pendants les uns des autres. L’Ɠuvre, comme une prĂ©figuration de Pour sĂ»r oĂč triomphe « l’aspect participatif de la lecture[41] », dĂ©lĂšgue au lectorat la tĂąche d’assembler les Ă©lĂ©ments constitutifs du roman, de leur donner sens. En voici quelques exemples : « Au dĂ©but lorsque cela se met Ă  tenir du roman puis aprĂšs, lorsque loin d’elle tout nous Ă©puise » (22) ; « Quand cela tient du roman depuis un certain temps dĂ©jĂ  et que la vieillesse commence Ă  en avoir pour son Ăąge, son Ă©poque » (55) ; « Le roman ou la direction de ce que nous avançons » (70) ; « Penser Ă  quelque chose pour la premiĂšre fois, la structure inusitĂ©e de sa maison. Un roman, son titre » ; « Le roman comme structure contre laquelle appuyer ses voyages, le cadre d’une porte » (86) ; « Une espĂšce d’immobilitĂ©, un roman de crainte et d’espoir que la mort arrive Ă  temps » (114), etc. VĂ©ritable leitmotiv, le terme « roman », dans ses emplois multiples, est dotĂ© d’une signification dont on peut discerner les grandes lignes, bien que le caractĂšre poĂ©tique de la chose empĂȘche au propos de se fixer et de s’affirmer. La vie, sa teneur, son tracĂ©, son temps sont ainsi esquissĂ©s, au sens fort du terme, car l’autrice y montre davantage le geste que l’image. Aussi un autre renversement se manifeste-t-il : dans ce qui reste en mouvance se dessine une mise Ă  distance, et un jeu sur le genre romanesque vient Ă  s’opĂ©rer. Daigle, en se refusant Ă  faire un roman proprement dit avec ces Ă©lĂ©ments, les incarnant dans le discours plutĂŽt dans le rĂ©cit, ne souligne-t-elle pas par le fait mĂȘme la banalitĂ© advenue de ces grands tropes romanesques ?

Quoi qu’il en soit, au-delĂ  du questionnement qui se pose sur l’appartenance de Sans jamais parler du vent au genre romanesque, nous pouvons (et devons) surtout retenir que l’Ɠuvre inaugurale s’inscrit dans un rapport problĂ©matisĂ© (pour ne pas dire conflictuel) avec lui, qui invite Ă  penser le roman dans et par ses marges. J’en conclus une seconde chose : sur le long terme ainsi qu’au contact des dires de l’autrice, ce rapport m’apparaĂźt surtout ĂȘtre l’effet ou le symptĂŽme d’une intuition. C’est-Ă -dire qu’on le retrouve exposĂ© tel quel parce qu’il se rapporterait aux nombreuses lectures de l’autrice[42]. Comme de fait, Daigle nous dit ĂȘtre une grande lectrice (et pas que de romans), en anglais comme en français : Jack Kerouac, Lawrence Durrell, Milan Kundera et Marguerite Duras font partie de ces auteurs et autrices dont elle a parcouru (presque) l’entiĂšretĂ© de l’Ɠuvre. Parlant de cette derniĂšre, elle note la parentĂ© souvent relevĂ©e entre son Ɠuvre et celle de l’autrice de łąâ€™AłŸČčČÔłÙ : « Il semblerait y avoir un parallĂšle entre son Homme assis dans le couloir, que je n’ai jamais lu, et mon Histoire de la maison qui brĂ»le. En crĂ©ation, il semble y avoir, Ă  un moment donnĂ©, des choses dans l’air, et on finit par Ă©crire, crĂ©er autour de thĂšmes qui se rejoignent[43]. » Sur la base de cette intertextualitĂ© involontaire, je me permets, en guise de clĂŽture de cette section, d’en proposer une seconde, ici avec Joris-Karl Huysmans. Dans À rebours, l’auteur dĂ©cadent Ă  la frontiĂšre des XIXe et XXe ČőŸ±ĂšłŠ±ô±đs Ă©nonce une thĂ©orie du poĂšme en prose qui cohabite avec le genre romanesque. La poĂ©sie de Baudelaire et MallarmĂ©, nous dit-il au prisme du regard du protagoniste de l’Ɠuvre, dĂ©tiendrait « la puissance du roman dont elle supprim[e] les longueurs analytiques et les superfĂ©tations descriptives ». C’est cette pensĂ©e en amont de la trame narrative, dans son atomisation peut-ĂȘtre, que l’autrice me semble mettre en application dans son premier roman.

L’identitĂ© acadienne.

C’est au terme de ce parcours que je me propose d’aborder la place de l’identitĂ© acadienne dans l’Ɠuvre romanesque, qui se fait en crescendo Ă  partir de 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e. Dans cette Ɠuvre, l’autrice en dialogue avec Roland Barthes commence effectivement Ă  proposer une rĂ©flexion qui cible le langage, bien que le chiac en tant que tel ne soit pas encore abordĂ© :

Et pendant que BĂ©bĂ© M. se montre impermĂ©able aux nutriments nĂ©cessaires Ă  sa survie, Roland Barthes Ă©crivait dans Le degrĂ© zĂ©ro de l’écriture que la langue est comme une Nature qui passe entiĂšrement Ă  travers la parole de l’écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans mĂȘme la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vĂ©ritĂ©s, hors duquel seulement commence Ă  se dĂ©poser la densitĂ© d’un verbe solitaire[44].

Si les critiques de l’Ɠuvre ont cherchĂ© Ă  voir dans l’acadianisme de l’Ɠuvre – et mĂȘme dans son absence – l’aspect dominant de la pratique de l’autrice de Moncton[45], c’est plutĂŽt en tant qu’un symptĂŽme ou un effet de sa dĂ©marche qu’elle nous invite Ă  l’interprĂ©ter – bien loin de cette place totalisante que certain.e.s ont pu analyser. L’identitĂ© acadienne, de mĂȘme que la question du chiac, s’inscrivent en ligne directe avec la ou les questions de structure. En ce sens, elles ne sont pas fondamentales Ă  l’Ɠuvre, mais bien une manifestation parmi d’autres des intĂ©rĂȘts multidisciplinaires de Daigle, qui refuse de se cantonner Ă  une seule et mĂȘme case :

Le mĂ©tier et l’identitĂ© sont deux attributs diffĂ©rents. Je me dĂ©finis non pas de façon gĂ©nĂ©rale, mais Ă  partir de ce que connaĂźt mon interlocuteur. Quand je me parle toute seule (!), je pense que je me dĂ©finis d’abord comme Ă©crivaine. Mon acadianitĂ©, elle, fait partie de la matiĂšre avec laquelle je travaille (la langue, la culture, un contexte gĂ©ographique et social, des connaissances, des affinitĂ©s et aspirations particuliĂšres)[46].

Elle reformule d’ailleurs cet aspect un peu plus loin, en mettant l’accent sur l’importance du comment, c’est-Ă -dire du fait que l’identitĂ© est secondaire Ă  l’Ɠuvre : « La langue, [est] [s]on outil de travail[47] », Ă©nonce-t-elle.

Forte de son exploration des diffĂ©rents mĂ©diums artistiques, l’autrice, qui indique qu’il a dĂ» y avoir un changement « radical », entre sa premiĂšre Ɠuvre absente de tout Caraquet, et la derniĂšre, oĂč le projet de codifier le chiac occupe une place centrale, s’est nourrie de ses allers-retours entre le roman et les autres disciplines pour en venir Ă  incorporer Ă  ses fictions son acadianitĂ©. À ce sujet, le thĂ©Ăątre, un genre « moins sĂ©rieux[48] », lui aura permis de surmonter son « blocage » vis-Ă -vis des dialogues en chiac. Sa rĂ©flexion sur le dialecte de Moncton qui, conjuguent l’anglais et le français, s’inscrit donc moins dans un dĂ©sir de rayonnement national que dans les multiples possibilitĂ©s qu’il peut ouvrir, Ă  qui le parle bien :

Alors, comment manƓuvrer dans ce bassin linguistique? Le français devrait ĂȘtre un peu complet et fonctionnel et beau. Mais ça ne veut pas dire qu’il faut Ă©liminer tous les mots anglais de notre culture quand mĂȘme amĂ©ricaine et canadienne et anglophone[49].

La codification du chiac qu’elle propose se pare d’un engagement ou d’une Ă©thique puisqu’elle vise une certaine Ă©±ôĂ©±čČčłÙŸ±ŽÇČÔ Â« linguistique » du Moncton rĂ©el, que Daigle chercherait Ă  faire correspondre Ă  son « Moncton imaginaire », vibrant de culture[50]. Le systĂšme de rĂšgles qu’elle propose sert ainsi le dĂ©cuplement des possibilitĂ©s langagiĂšres, pour ceux et celles qui sont moins dans une position frontaliĂšre que dans une double-occupation de la langue :

On a là des gens intelligents, normalement intelligents, comme partout sur la terre, qui se promùnent et qui ballottent entre deux langues et qui ne s’en font pas avec ça. Mais ils montrent que ça fonctionne. Et tout le temps dans l’esprit que, finalement, ils sont dans un trou par rapport à la langue, parce qu’ils n’ont pas une langue, ils en ont plusieurs[51].

Encore une fois, c’est le dĂ©sir d’un affranchissement, d’une libertĂ© trĂšs oulipienne, parce qu’elle passe d’abord et avant tout par des codes et des contraintes, que Daigle manifeste.

Conclusion.

On retient de cette incursion dans la pensĂ©e de Daigle (et de quelques-unes de ses publications), que la question de la forme est d’une importance capitale, dans la pratique autant que dans la pensĂ©e qui la prĂ©cĂšde, la suit ou s’y intĂšgre. À l’occasion d’une remarque qu’elle fait sur l’histoire racontĂ©e, l’autrice esquisse une rĂ©flexion sur le temps qui subsume bien involontairement les diffĂ©rentes tensions observĂ©es : « Quand on raconte une histoire, le temps est normalement un facteur assez important, essentiel au dĂ©roulement. Mais, au fond, le temps n’est pas si important que ça[52]. » FidĂšle Ă  la tradition romanesque, Daigle situe le renouveau du genre dans la dĂ©construction du schĂ©ma narratif, mais, s’opposant de la sorte aux Nouveaux romanciers et Ă  certains auteurs comme Calvino qui pousse Ă  ses limites l’exploration formelle, elle conserve un rapport Ă  l’intuition et Ă  la libertĂ©, fondamental Ă  sa crĂ©ation. Il y a dans l’originalitĂ© de la structure quelque chose de secondaire Ă  un pur plaisir de l’exploration, comme elle le dit en rĂ©ponse Ă  Boehringer qui remarque un paradoxe entre la rĂ©currence des voyages dans l’Ɠuvre et l’agoraphobie de la narratrice-autrice France Daigle de Pas pire : « Moi, je suis curieuse, beaucoup de choses attirent mon regard. J’aime connaĂźtre, j’aime comprendre et les voyages sont riches dans ce sens-lĂ . Comme les livres, d’ailleurs[53]. » La question de l’identitĂ© acadienne est Ă  prendre comme une prolongation de ces grandes tensions qui habitent l’Ɠuvre de l’écrivaine de Moncton : car, encore une fois, c’est le souci de la structure – ici langagiĂšre – qui est manifestĂ©e dans ses considĂ©rations sur le mĂ©tissage de l’anglais et du français. En ce sens, l’Ɠuvre, autant que ses lecteurs et lectrices, gagne Ă  sortir des stratĂ©gies de positionnement dans le champ littĂ©raire. Il faut la lire telle qu’elle nous apparaĂźt ; dans ses clichĂ©s, son renouvellement, ses explorations – et surtout, envers et contre t­­out : dans sa grande et belle originalitĂ©.


[1] M. Boehringer, « PrĂ©face. "Soudain elle eut envie d’un trĂšs grand espace" », p. 5.

[2] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 249.

[3] Ibid., p. 251.

[4] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 251.

[5] Ibid., p. 249.

[6] Ibid., p. 251.

[7] Ibid., p. 249.

[8] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 19.

[9] Ibid., p. 15.

[10] F. Daigle et J. Bernier, « France Daigle présente Pour sûr », 1 :39.

[11] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 257.

[12] Ibid.

[13] F. Daigle, Pas pire, p. 14.

[14] Ibid., p. 11.

[15] Ibid., p. 10.

[16] Ibid., p. 13.

[17] Ibid., p. 12. Je souligne.

[18] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 19.

[19] Ibid., p. 15.

[20] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e, p 10.

[21] M. Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 21.

[22] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e, p. 10.

[23] Ibid., p. 19.

[24] Ibid.

[25] Ibid., p. 20.

[26] Boehringer parle de l’escargot, j’y rajoute la tortue.

[27] Ibid., p. 17.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 15.

[33] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 250.

[34] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 15.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] F. Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive à temps, p. 34.

[38] F. Daigle et J. Bernier, « France Daigle présente Pour sûr », 2 : 58.

[39] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 250.

[40] Ibid., p. 251.

[41] Ibid., p. 250.

[42] À ce sujet, les plus rĂ©centes rĂ©flexions d’Isabelle Daunais sur le genre romanesque tombent Ă  point (et m’inspirent cette clĂŽture de section). Dans l’essai « Vieillesse du roman », elle explique comment la lecture des Ɠuvres romanesques peut avoir prĂ©sĂ©ance sur la thĂ©orie du genre : « En fait, si nous reconnaissons une forme que nous appelons romanesque, c’est en tant qu’elle »ćĂ©±èČčČőČő±đ les questions de structure et de composition. Il est difficile de la dĂ©finir avec prĂ©cision, mais tout lecteur de romans en distingue, consciemment ou non, les Ă©lĂ©ments : un regard oblique posĂ© sur le monde, une maniĂšre de se dĂ©tacher de celui-ci tout en l’accueillant, l’impossibilitĂ© de trancher entre telle ou telle interprĂ©tation comme celle d’y prĂ©voir quoi que ce soit ; en un mot, une forme de pensĂ©e ou de rĂ©flexion. » I. Daunais, La vie au long cours. Essais sur le temps du roman, p. 18. Cette observation me permet de poser que Sans jamais parler du vent n’est effectivement pas un roman. Or, parce que l’Ɠuvre rend aussi compte de ce « regard oblique posĂ© sur le monde », de cette « maniĂšre de se dĂ©tacher de celui-ci tout en l’accueillant », elle m’apparaĂźt se rapprocher du rĂ©cit puisque, dans le sens de Dominique RabatĂ©, celui-ci se situe dans l’ombre du roman : « Disons plutĂŽt que le rĂ©cit s’écrit "dans l’ombre du roman" . Et jouons sur le double sens de cette expression : ce qui est cachĂ© ou occultĂ© dans l’ombre que l’hĂ©gĂ©monie mĂ©diatique du roman produit, mais aussi ce qui peut se voir comme l’ombre portĂ©e du roman mĂȘme. » D. RabatĂ©, La passion de l’impossible. Une histoire du rĂ©cit au XXe ČőŸ±ĂšłŠ±ô±đ, p. 23.

[43] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 20.

[44] F. Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e, p. 16.

[45] Une approche sociologique – comme l’a privilĂ©giĂ©e la grande majoritĂ© (si ce n’est l’intĂ©gralitĂ©) des commentateurs et commentatrices de son Ɠuvre – a pu voir dans le rapport au genre romanesque qu’entretient France Daigle une stratĂ©gie de positionnement dans le champ littĂ©raire. Sous l’impulsion de La rĂ©publique mondiale des lettres (1999) de Pascale Casanova, par exemple, la pratique non conventionnelle du roman que prĂ©sente l’autrice dans son discours, peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme un aller-retour entre la mise en valeur des particularitĂ©s rĂ©gionales (diffĂ©renciation) et une volontĂ© contraire de se fondre dans les tendances dominantes et hĂ©gĂ©moniques du centre (assimilation). Or, cette vision de la chose rĂ©duit l’Ɠuvre Ă  une sorte d’usage, ainsi qu’elle passe sous silence la dimension fonciĂšrement exploratoire de la pratique de l’écrivaine de Moncton.

[46] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », p. 22.

[47] Ibid., p. 20.

[48] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 252.

[49] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 253.

[50] M.Boehringer, « Le hasard fait bien les choses Entretien avec France Daigle », p. 22

[51] A. Cabajsky, « "Le sentiment vif de créer" entretien avec France Daigle », p. 252.

[52] Ibid.

[53] Ibid., p. 18.

Bibliographie

Ouvrages cités

ƒuvres citĂ©es :

DAIGLE, France. Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive Ă  temps, suivi de Film d’amour et de dĂ©pendance, suivi de Histoire de la maison qui brĂ»le, Sudbury, Prise de parole, coll. « BibliothĂšque canadienne-française », 2013 [1983, 1984, 1985].

—â¶Ä”â¶Ä”. 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e, Moncton, Les Ă©ditions d’Acadie, 1995.

—â¶Ä”â¶Ä”. Pas pire, MontrĂ©al, BorĂ©al, coll. « compact », 2002.

Entretiens :

BOEHRINGER, Monika. « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix et Images, vol. XXIX, nÂș 3, Ă©tĂ© 2004, p. 13-23.

CABAJSKY, Andrea. « "Le sentiment vif de crĂ©er". Entretien avec France Daigle », Studies in Canadian Literature / Études en littĂ©rature canadienne, vol. XXXIX, nÂș 2, 2014, p. 248-258.

CHOUKROUN, Thomas. « Entretien avec France Daigle », Quintessence, Université de Waterloo, 11 novembre 2013, , [consulté le 25 octobre 2021].

Éditions du BorĂ©al, « France Daigle prĂ©sente Pour sĂ»r », entretien avec Jean Bernier, MontrĂ©al, Librairie Le Port-de-TĂȘte, 7 septembre 2011 [mis en ligne le 22 septembre], , [consultĂ© le 25 octobre 2021].

Références critiques :

BOEHRINGER, Monika. « PrĂ©face. Soudain, elle eut envie d’un trĂšs grand espace », dans France Daigle, Variations en B & K, suivi de La beautĂ© de l’affaire suivi de La vraie vie, Sudbury, Prise de parole, coll. « BibliothĂšque canadienne-française », 2016 [1987, 1991, 1993], p. 5-14.

Autres références :

DAUNAIS, Isabelle. La Vie au long cours. Essais sur le temps du roman, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2021.

RABATÉ, Dominique. La passion de l’impossible. Une histoire du rĂ©cit au XXe ČőŸ±ĂšłŠ±ô±đ, Paris, Éditions Corti, coll. « Les essais », 2018.

Citations

Éditions du BorĂ©al, « France Daigle prĂ©sente Pour sĂ»r », entretien avec Jean Bernier, MontrĂ©al, Librairie Le Port-de-TĂȘte, 7 septembre 2011 [mis en ligne le 22 septembre], , [consultĂ© le 25 octobre 2021].

« Le chiac n’est pas sur le mĂȘme registre sonore »

« Terry et Carmen, pour moi, ça pourrait ĂȘtre mes voisins. Ils existent pas, mais il pourrait l’ĂȘtre, on peut entendre ce qu’ils se disent sur n’importe quoi, sur n’importe quel coin de rue de Moncton. C’est peut-ĂȘtre pas nĂ©cessaire de dĂ©mĂȘler, parce qu’au fond tout est vrai. »

Thomas Choukroun, « Entretien avec France Daigle », Quintessence, 11 novembre 2013.

« Quand j’aime un livre d’un certain auteur, je lis un autre de ces livres et puis encore un autre et un autre
 il faut nourrir ce qui te plaĂźt : cinĂ©ma, langue, musique, voyages, la France, ensuite les peintres
 il faut se crĂ©er un univers français. Et il faut commencer avec ce qui nous attire. »

‱ Monika Boehringer, « Le hasard fait bien les choses. Entretien avec France Daigle », Voix & Images, vol. IXXX, nÂș 3, printemps 2004, p. 13-23.

Quand je songe aux formes d’art qui Ă©taient disponibles quand j’étais jeune, l’écriture Ă©tait la plus commode. [
] Donc, je me suis rabattue sur l’écriture. Je peux dire que j’y prends maintenant un rĂ©el plaisir, ce qui n’a pas toujours Ă©tĂ© le cas. Souvent, j’avais l’impression d’écrire tant bien que mal. Je pensais aussi que ce dĂ©sir me passerait ! Je croyais qu’un jour je n’aurais plus besoin d’écrire, que je serais arrivĂ©e au bout de cette chose-lĂ . Mais ce sentiment s’est effacĂ© avec mes deux ou trois derniers livres. (13)

Eh bien, les trois premiers [Sans jamais parler du vent, Film d’amour et de dĂ©pendance, Histoire de la maison qui brĂ»le] forment une suite, une trilogie, probablement parce qu’ils sont clairement une sorte d’exploration de la forme. Cette exploration a continuĂ© avec les autres livres, Variations en B et K et La beautĂ© de l’affaire. Puis, avec La vraie vie, j’ai essayĂ© d’aller plus loin, de passer au roman proprement dit. MĂȘme si la forme est encore trĂšs visible, au moins les pages sont pleines et on ne dit plus: « Ah, ben, c’est de la poĂ©sie. » Il y a autre chose qui s’y est glissĂ©. (14)

Peut-ĂȘtre que le premier roman proprement dit, c’est 1953. La vraie vie serait un entre-deux. Personnellement, je considĂ©rais aussi mes textes prĂ©cĂ©dents comme des romans, mais je comprends que les gens ne les aient pas vus comme ça. Les trois derniers livres [Pas pire, Un fin passage, Petites difficultĂ©s d’existence] et celui que je suis en train d’écrire prĂ©sentement forment un autre ensemble, une espĂšce de suite, mais pas Ă  tous points de vue. Le roman en cours, par exemple, constitue une sorte de suite aux prĂ©cĂ©dents dans le sens qu’il s’articule autour d’une forme prĂ©cise, le cube cette fois, constituĂ© de 12 unitĂ©s par cĂŽtĂ©, donc 12 (hauteur) x 12 (largeur) x 12 (profondeur), pour un roman qui comptera 1728 passages, le chiffre 12 multipliĂ© par lui-mĂȘme Ă©tant un symbole de plĂ©nitude. On y retrouve aussi des personnages issus des romans prĂ©cĂ©dents qui y continuent tout simplement leur vie. Mais ce roman est diffĂ©rent en raison de la dimension du projet, qui laisse beaucoup de place au dĂ©ploiement d’une matiĂšre autre que le vĂ©cu des personnages. Beaucoup de libertĂ© donc, beaucoup de terrain Ă  digression, beaucoup de coupes, de dĂ©coupes et de recoupements. Et je commence Ă  croire que le vĂ©ritable propos du roman se situe surtout dans ces espaces que n’occupent pas les personnages. (15)

Dans mes livres, [la psychanalyse] me permet de prolonger un peu la rĂ©flexion sur les personnages sans tomber dans la grosse psychologie qui, au fond
 Je ne sais pas si elle a beaucoup plus de rĂ©ponses. Et cela m’emmĂšne sur une autre piste. Je n’ai jamais pensĂ© pouvoir Ă©crire un roman oĂč les personnages auraient une constitution psychologique tout Ă  fait cohĂ©rente, dĂ©veloppĂ©e, avec un semblant de profondeur. Je n’ai jamais pensĂ© pouvoir faire ça. En fait, crĂ©er de fines psychologies ne m’intĂ©resse pas vraiment. Je dessine tout ça Ă  gros traits avec, ici et lĂ , de menus dĂ©tails. (17)

Le Yi King, je le connaissais. À un moment donnĂ©, je le pratiquais mĂȘme. En fait, je l’ai ressorti parce que je voulais encore parler des jours dans ce roman. Dans Un fin passage, je parlais des diffĂ©rents jours de la semaine, et je voulais continuer un peu dans ce sens-lĂ , parler de la vie au jour le jour. Et puis j’ai pensĂ© au Yi King. En fait, j’ai Ă©crit Petites difficultĂ©s d’existence Ă  partir des rĂ©sultats obtenus en faisant le Yi King. (17)

Je crois au hasard en ceci que je me laisse vivre comme dans l’expression «Go with the flow». Vous savez, dans ce sens-lĂ , les choses qui arrivent, quelles qu’elles soient, c’est ça mon matĂ©riel. Tout ce qui se passe, ce qui est aujourd’hui, c’est mon matĂ©riel. Inutile alors de rĂ©sister. Des fois, j’ai l’impression d’improviser quand je m’assois le matin Ă  ma table de travail. Je pars un peu sur n’importe quelle idĂ©e, sur un dĂ©tail quelconque, et j’écris, je dĂ©couvre oĂč ça mĂšne. Et le lendemain, je recommence. (17)

Finalement, la matiĂšre Ă  Ă©criture n’est pas n’importe quoi, c’est quelque chose qui nous fait vibrer, qui nous arrĂȘte un moment et nous fait voir, par exemple, les diffĂ©rentes composantes d’un portrait. (19)

Le roman que je suis en train d’écrire tourne encore autour de la maison, sans que j’y aie mĂȘme pensĂ©. En fin de compte, je crois que l’habitation, l’habitable, l’habitĂ©, l’habitat, c’est la vie finalement, oui, je crois que ce n’est pas plus que ça. MĂȘme le voyage est encore l’habitat, ou plutĂŽt son envers, je ne sais pas. Dans le temps, je savais que je reprenais un thĂšme, sous un autre angle ; plus maintenant, mais le thĂšme est toujours lĂ , sans que je le fasse exprĂšs (20)

Je n’en ai plus, ou pas actuellement. Bien sĂ»r, j’ai lu Kerouac, presque tous ses livres. Puis Durrell, Kundera. De Marguerite Duras, j’ai fini par lire pas mal de livres, mais pas tout. Oui, il y a eu des auteurs que j’ai assez aimĂ©s pour lire tout ce qu’ils ou elles ont Ă©crit. J’aime dĂ©couvrir aussi et, comme j’ai dit, ce ne sont pas toujours des romans. Je choisis en fonction de mes intĂ©rĂȘts plus proches. Et, encore lĂ , des livres m’arrivent un peu par hasard. Si quelque chose me tente vraiment, je me dis qu’il y a une raison Ă  ça. Souvent, ils finissent par alimenter mes propres livres. (21)

Andrea Cabajsky, « Le sentiment vif de crĂ©er. Entretien avec France Daigle », Studies in Canadian Literature / Études en littĂ©rature canadienne, vol IXL, nÂș 2, 2014, p. 248-258.

Il y a deux livres que j’ai lus avant d’entreprendre [Pour sĂ»r]. Le premier, c’était L’Ɠuvre ouverte d’Umberto Eco. C’est un peu comme un essai sur la communication, mais je trouvais que ça s’appliquait bien aux genres littĂ©raires qui m’attirent. Et l’autre, c’était d’Italo Calvino, Lezioni americane, qui disait que si les romanciers veulent continuer d’avoir une certaine importance (il disait bien le mot « pertinence », et je trouvais que c’était . . . pertinent), il ne fallait pas se gĂȘner de se donner des projets un peu massifs, mais il fallait pousser l’audace ou la crĂ©ativitĂ© du roman, en fait. (249)

C’est comme si je voulais mettre dans ce livre-ci [Pour sĂ»r] un peu tout ce que j’avais pu apprendre en Ă©crivant mes autres livres. C’est ce qui me fait dire que c’est le « sundae sur la cerise ». (249)

En fait, ce livre-lĂ , pour moi, poussĂ© Ă  l’extrĂȘme, serait un livre informatique. Il serait informatisable de la maniĂšre suivante : chaque fragment aurait deux possibilitĂ©s de suite, donc tu en choisirais une, puis ça te mĂšnerait Ă  une autre et une autre. Donc, chacun le lirait d’une certaine façon diffĂ©rente. (250)

C’est presque graphique : les chiffres pour numĂ©roter tel livre, telle section. À part cela, je n’ai pas voulu imiter le contenu de la Bible. Et l’autre livre auquel j’ai pensĂ©, c’était de Georges Perec, qui se donnait toujours des contraintes assez magistrales. (250)

Dans le roman, on sent qu’il y a une sorte de suite, une sorte de chronologie, mĂȘme si elle est de travers. Normalement, tu ne l’ouvres pas Ă  n’importe quelle page pour lire. Normalement, il y a aussi du dialogue. Mais lĂ , j’avais un autre dĂ©fi par rapport au dialogue. On pourra en reparler. Je ne considĂšre pas avoir rĂ©ussi Ă  faire un roman avec une montĂ©e de tension dramatique, puis la rĂ©solution d’un dilemme. (251)

J’en ai fait, donc lĂ , j’ai glissĂ©, parce que pour moi, le thĂ©Ăątre, ce n’est pas sĂ©rieux. Le thĂ©Ăątre, on s’amuse une soirĂ©e. Alors lĂ , je me permettais de mettre du chiac — pas nĂ©cessairement du gros chiac —, mais je me suis comme apaisĂ©e par rapport Ă  toute cette question-lĂ  petit Ă  petit. MĂȘme dans les quelques livres avant Pour sĂ»r, il y a du chiac. Mais c’est quand mĂȘme assez doux. (252)

France Daigle, 1953. Chronique d’une naissance annoncĂ©e, Moncton, Les Ă©ditions d’Acadie, 1995.

La derniĂšre fois que je me suis assise pour Ă©crire quelque chose comme un roman, j’avais commencĂ© par une espĂšce de longue rĂ©flexion sur la nidification des merles d’AmĂ©rique. [
] En fin de compte, je laissai complĂštement tomber ce chapitre car il n’avait plus vraiment sa place dans le livre. Par la suite, je me suis souvent demandĂ© comment j’avais pu l’éclipser tout Ă  fait, tellement il m’avait paru aller droit Ă  l’essentiel lorsque je l’avais Ă©crit. (10)

La balle revient. Chaque balle est un dĂ©fi. Lorsqu’un rĂ©cit commence par une scĂšne de sport – cela se voit surtout au cinĂ©ma –, il y a de fortes chances que le propos rĂ©el de l’histoire qui s’annonce soit tout Ă  fait autre. Ce genre d’ouverture, qui appelle doucement et de loin son sujet, fait partie des conventions qui se sont installĂ©es avec le temps entre les crĂ©ateurs et leur public. (10)

France Daigle, Sans jamais parler du vent. Roman de crainte et d’espoir que la mort arrive Ă  temps, suivi de Film d’amour et de dĂ©pendance, suivi de Histoire de la maison qui brĂ»le, Sudbury, Prise de parole, coll. « BibliothĂšque canadienne-française », 2013 [1983, 1984, 1985].

« Au dĂ©but lorsque cela se met Ă  tenir du roman puis aprĂšs, lorsque loin d’elle tout nous Ă©puise » (22)

« Cela qui agit sur nous comme pouvoir, le verbe, et de son nom pouvoir, le substantif. Le complĂ©ment comme quelque part la force des choses, les formes qu’elle prend. Un roman que j’écrirais et qui serait un chef-d’Ɠuvre. » (39)

« Le temps qu’il fait parfois si l’on se met Ă  avoir peur, les choses lorsqu’elles se rapprochent de plus en plus de nous. Quand cela tient du roman depuis un certain temps dĂ©jĂ  et que la vieillesse commence Ă  en avoir pour son Ăąge, son Ă©poque » (55)

« Marcher irrĂ©mĂ©diablement vers sa ïŹn. La direction difïŹcile d’un navire Ă  prendre. Le roman ou la direction de ce que nous avançons. Un point de non retour vers l’avant. » (70)

« Penser à quelque chose pour la premiÚre fois, la structure inusitée de sa maison. Un roman, son titre. Autour de la table en parler pour que cela se précise. » (76)

« Passer de l’autre cĂŽtĂ© sans rien dire, sans passer par les mots. Le roman, l’habiter absolument. Passer d’un lieu Ă  un autre sans le temps qu’il faut normalement pour ces choses. Le paysage alors, sa continuitĂ© malgrĂ© les frontiĂšres et nos passeports. » (82)

« Le roman comme structure contre laquelle appuyer ses voyages, le cadre d’une porte » (86)

« Des pensĂ©es Ă  peine pensĂ©es, que les mots n’ont pas encore appelĂ©es (vendues) Ă  l’existence. Les mots, tous ceux celles qu’il faut appeler pour qu’ils viennent. Les mots, passer de leur cĂŽtĂ©. Tenir d’un roman qu’une bataille soit livrĂ©e ou non. Vaincre ou non. Des conïŹ‚its vagues et impersonnels. » (92)

« Bien sĂ»r que cela se dĂ©tĂ©riore. La mer lorsqu’on n’a plus besoin d’elle, un roman lorsque de toute façon on ne lit plus. » (101)

« La mer lorsqu’elle aura brossĂ© un tableau qu’aucun navire ne troublera. Une espĂšce d’immobilitĂ©, un roman de crainte et d’espoir que la mort arrive Ă  temps » (114)

« Descendre en s’aggrippant Ă  la rampe, et le bois que l’on tient dans sa main alors, le biais de toute chose. Tout ce qui est dĂ©jĂ  en route, et ce que nous ne ïŹnirons jamais. Ce roman qu’un jour nous dormions. » (115)

« Tout cela qui ne nous concerne pas. Écrire tant qu’on veut, avoir trop grand. Des maux lents qui nous obligent parfois. Un roman comme s’attendre Ă  ce qui vient. » (120)

« Les domestiques, leur personnalitĂ© propre. Le roman qu’ils qu’elles Ă©criraient si on le leur laissait. Qui s’écrit peut-ĂȘtre. Des pages silencieuses dont on se doute. » (126)

« Des premiers mots comme si le roman ne courait pas partout Ă  notre rencontre de toute façon. Le danger d’y croire. Pour une femme, le danger d’y croire et de l’écrire ce roman de l’homme doux. » (127)

« Les pages Ă©crites qu’on laisse tomber par terre une fois qu’elles sont lues. Les pages, ceux celles qui les ramassent. Peut-ĂȘtre numĂ©rotĂ©es. Cela qui doit mourir. En main quelque chose Ă  blĂąmer. Un livre, pire encore un roman. Ces choses qui nous viennent Ă  l’esprit, vers lesquelles tendre. » (131)

« Quand ni l’idĂ©e ni l’expression ne reviendront. En dernier lieu une hĂ©sitation parmi tant d’autres. Ce roman, Ă  qui Ă©crire n’est plus que relatif. » (136)

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