« Cela posé, il convient de dire que Գܲ[roman de Marcel Aymé paru en 1948], en fait, sinon en droit, est le plus cruel pamphlet contre ce temps de “liberté provisoire” où pèse l'équivoque persistante de la Résistance et que nous haïssons. […] Après Travelingue, qui brossait à traits cocasses le tableau de nos moeurs d'avant-guerre, après Le Chemin des écoliers qui ouvrait, à l'étouffée, des perspectives pathétiques sur notre mentalité pendant l'Occupation,Uranus, cernant très exactement les déviations psychologiques et morales engendrées par la Libération, complète un triptyque qui fait de Marcel Aymé le premier, notre seul romancier contemporain ; je veux dire le seul où les générations futures pourront retrouver une image fidèle de notre époque. » « Un moraliste : Marcel Aymé » (1948),Mes petits papiers.(p. 41-42)
Toujours à propos d'Uranus: « Sans quitter la fantaisie qui nous tient au coeur, l'humour si proche de l'amour, la cruauté qui n'est que sincérité, sans abandonner les sortilèges d'une nonchalance chaleureuse, l'auteur de La Vouivre, le nouvelliste du Nain, du Passe-muraille, du Vin de Paris, s'affirme ici comme notre meilleur réaliste, comme le plus sérieux. Il lui suffit de passer du plan du merveilleux absurde à celui du merveilleux humain. Et je ne crains pas de rapprocher ces deux termes d'apparence contradictoire, car le passionnant miracle de l'oeuvre de Marcel Aymé, c'est bien que l'homme s'y retrouve devant lui-même, tel qu'il est. Vous chercheriez vainement à prendre ce réalisme en flagrant délit d'outrance. La grande aventure d'Գܲc'est que la saison est devenue monstrueuse, la réalité invraisemblable, l'absurdité à la portée de toutes les bourses. » « Un moraliste : Marcel Aymé » (1948),Mes petits papiers. (p. 42)
« Parce qu'il est notre meilleur réaliste, Marcel Aymé est notre meilleur moraliste. […] L'enseignement chez Marcel Aymé ne consiste pas à nous corriger mais à nous délivrer. Il convient donc de se tourner du côté du spectacle, du côté des personnages. Si leçon il y a, elle se passe devant le miroir. Ces personnages, parce qu'ils obéissent au canon de la tragédie antique, qu'ils ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants, parce qu'il leur arrive “de ces choses vraies et un peu infâmes, faute desquelles on n'est pas bien sûr d'exister”, nous fournissent des types sans jamais verser dans la caricature. Laquelle de ces images de nous-mêmes devons-nous préférer ? Marcel Aymé, qui semble disposer de trésors d'indulgence pour l'humanité tout entière, réserve à la truculence d'un cabaretier alcoolique, à la simplicité d'un ouvrier communiste, à l'honnêteté d'un savant idéaliste, comme jadis à la franchise d'un officier fasciste dans Le Chemin des écoliers, ou à la naïveté d'un fossoyeur dans La Vouivre, le soin d'exprimer une morale qui a la pudeur de se vouloir “entre les lignes” et dont le premier précepte pourrait bien être la fidélité à soi-même. » « Un moraliste : Marcel Aymé » (1948),Mes petits papiers. (p. 43-44)
« Les jeunes gens ont déserté leur faction admirative ; ils naissent à la littérature avec des susceptibilités d'enfants naturels. Et nous, tels que nous voilà, soucieux pourtant de toute filiation, déférents par vocation, disciples-nés, nous appartenons à une génération sans maîtres. Parmi ceux que nos vingt-ans (et quelques) eussent volontiers subis, les uns ont été assassinés, les autres sont emprisonnés, certains encore, atteints par la limite d'âge ou le retour d'âme, meurent de leur laide mort dans des draps officiels où nous hésiterions à venir saluer leur cadavre et pleurer la cendre de nos déceptions. […] Nous tirons nos enseignements de quelques ombres. Nous aurions voulu les étreindre. Mais, pour nous, Barrès n'est plus et Maurras pas encore. Et les écrivains se sont tus, de qui nous exigions une mystique pour notre groupe, une maxime valable pour nos amis, nos camarades. Nous ne retrouverons même plus Malraux qui survit à notre enthousiasme éteint. La réponse qu'il peut apporter, s'il en a le souci, à la merveilleuse question qui domine son oeuvre ne saurait être la nôtre : “À quel destin est donc voué cette jeunesse violente, merveilleusement armée contre elle-même et délivrée de la basse vanité de nommer grandeur le dédain d'une vie à laquelle elle ne sait pas se lier ?” Pour nous qui avons trop vu de Don Quichotte se faire meuniers et Malraux ministre, sous ce que vous savez, le dédain de la vie qui nous est faite apparaît comme un raffinement de styliste au regard de notre gloutonnerie de survivre à l'absurdité et l'ignominie d'une époque bien déterminée. Ainsi disposés, ce n'est plus vers les écrivains qui prétendent aujourd'hui porter une leçon à vivre, mais vers ceux qui, plus simplement, nous donnent signe de vie, que nous pouvons nous retourner. Nous ne demandons plus à suivre, mais seulement à aimer. Nous craignons les conseils mais requérons une épaule contre notre épaule. La littérature qui ne peut être magistrale doit être fraternelle. » « Pour une littérature fraternelle » (1948), Mes petits papiers. (p. 44-46)
« Le terme d'ԲԳprête à équivoque lorsqu'il concerne autre chose qu'un dépôt au mont-de-piété ou qu'un contrat de cinq ans dans les forces métropolitaines. Plus particulièrement en matière de littérature, il est susceptible d'aboutir aux pires confusions. Car rien ne permet d'affirmer que Stendhal soit davantage engagé par la campagne de Russie qu'il ne l'est par l'une quelconque de ses aventures amoureuses, ni que l'expérience contractée ici ne retienne moins de valeur humaine que celle recueillie là-bas. […] Il ne s'agit jamais que de prendre position : voilà le point de départ, et tout le reste n'est précisément que littérature. Maintenant, que l'engagement consiste à vivre selon son oeuvre ou à écrire selon ses tripes ? Qu'il soit contracté à temps ou pour l'éternité ? Qu'il soit classique ou révolutionnaire ? Qu'il porte leçon ou témoignage ? Qu'il ne vaille que pour soi-même ou qu'il implique les autres ?... J'ai l'impression que nul ne pourrait le préciser et c'est bien là que le bla-bla blesse. J'attends qu'on nous dise si Montaigne, qui est lui-même la matière de son livre, est un écrivain engagé, si le Molière des Femmes savantes ou des ʰéܲ s'engage par le fait même qu'il met en scène les moeurs et les caractères d'une époque qui est la sienne, si les romantiques qui se compromettent à coeur-que-veux-tu, si les encyclopédistes qui se penchent sur les conditions d'une réforme prochaine, si tous les classiques, eux-mêmes, dont la vocation s'identifie à celle d'une nation, ne se trouvent pas du coup souscrire respectivement à un engagement. Et que penser de Rouget de l'Isle ? La marge qui sépare Il pleut, il pleut Bergère… d'avec Allons, enfants de la Patrie ! mesure-t-elle le fossé entre une littérature désinvolte et une littérature engagée ? « Pour une littérature encagée » (1948),Mes petits papiers, p. 48-49.
À propos du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, et du refus par ce dernier du Prix Goncourt : « Ainsi, même la kermesse littéraire consacre un retour marqué vers des oeuvres où l'analyse l'emporte sur la situation, le commentaire sur la péripétie, et, d'une façon plus générale, la manière de raconter les choses sur la matière du récit. C'est là un tournant d'importance, qui met peut-être définitivement un terme à toute une littérature de témoignage et d'expériences, liée à un après-guerre haut en couleur, tout baigné de violences et d'appétits plus gloutons qu'exigeants. Imprégnée également par l'influence américaine et par des techniques annexes, comme celles du cinéma. » « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a écrit un imprécis d'histoire et de géographie à l'usage des civilisations rêveuses » (1951),Mes petits papiers. (p. 88)
« [Avec Le Rivage des Syrtes] prennent fin des provinces, voire des banlieues littéraires, encore bouleversées par une manière de fléau, qui passera à l'Histoire sous le nom de “ravages de Sartre”. […] M. Julien Gracq est le digne ambassadeur de ces territoires recouvrés, où les moeurs, le cadre, les personnages sont bien faits pour déconcerter la condition de spectateurs engagés, dans laquelle nous nous sommes laissé enfermer. Ce qui frappe d'abord dans l'oeuvre de Julien Gracq […], c'est son dédain de l'époque. Il ne la refuse pas précisément, il s'en désintéresse. Le peu d'événements qui nourrissent ses romans se situent hors du temps des sociologues, dans une chronologie intime qui leur est propre et ne tient qu'au mûrissement des caractères et des saisons. Avec une secrète prédilection pour l'automne, qui lève des brumes et rouille les forêts, c'est en effet au cycle naturel que Julien Gracq s'en remet de faire progresser des intrigues qu'il a inextricablement nouées à des paysages. […] Ici ne peuvent se mouvoir que des personnages perpétuellement alertés. Les héros de Julien Gracq ne montent pas du pavé. Ce sont des jeunes gens parés de toutes les grâces de l'esprit, angéliques ou démoniaques, mais toujours méditatifs. Ils sont, de surcroît, hautement fortunés. Une fois pour toutes, la question ne se posera plus de leurs moyens d'existence. Ils ne font pas carrière. Dans ces décors purs qu'il a plantés, l'auteur exige la présence d'âmes également pures, ouvertes au subtil et déliées par les spéculations les plus agiles. C'est la rançon du roman d'analyse qu'il ne puisse rendre compte que d'êtres complexes et lucides. L'aventure peut arriver à n'importe qui, elle ne sélectionne pas ses élus. L'action intérieure, au contraire, ne peut se nourrir chez des êtres frustes sans courir le risque de s'éteindre rapidement. Elle doit retrouver un personnel d'élite dans les bureaux de recrutement de la tradition classique. C'est à la fois une limitation et une obligation somptueuse. » « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a écrit un imprécis d'histoire et de géographie à l'usage des civilisations rêveuses » (1951),Mes petits papiers. (p. 91)
« Cela posé, il faut bien reconnaître que M. Julien Gracq ne passe pas pour un auteur accommodant. Les beautés fulgurantes de Au château d'Argol éclatent précisément dans des ténèbres, dont elles font mieux mesurer l'opacité, et il est juste d'avouer qu'Un beau ténébreux mérite deux fois son nom. La ligne surréaliste à laquelle Julien Gracq s'est attaché plonge dans des eaux pleines de périls pour le lecteur. La géographie qu'on lui enseigne a des reflets de gemmes. Elle réveille pour lui des mirages polaires. Il se sent nu. Il a oublié ses fables. Il lui reste à se laisser prendre par le miracle de certaines rencontres. Elles surgissent au détour d'une phrase, éblouissantes et si retentissantes en lui qu'elles ne l'abandonnent qu'avec le sentiment avéré de laisser glisser un chef-d'oeuvre entre ses doigts. Ces délices sont pénibles. Il était temps que parût Le Rivage des syrtes. Cette fois, la main se referme sur quelque chose.» « Avec Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq a écrit un imprécis d'histoire et de géographie à l'usage des civilisations rêveuses » (1951),Mes petits papiers. (p. 91-92)
« L'attente est une donnée essentielle dans l'esprit de ces jeunes gens qui n'avaient pas vingt ans en 1940. Sous l'Occupation, dans les divers maquis, dans les groupes de jeunesse, en exil, en prison, ils se sont fait une âme à l'usage des temps, une âme provisoire. Ceux-là mêmes qui se sont dérobés à toute aventure étaient des attentistes. Alors ? Alors ils gardent le sentiment que les choses peuvent toujours s'arranger. L'instabilité d'une époque aux fortunes changeantes, si elle multiplie les difficultés autour d'eux, les entretient dans la conviction que les jeux ne sont pas faits. Il n'y a qu'une chose qui ne change pas, c'est la femme qu'ils se sont donnée. Mais, direz-vous, puisqu'ils attendent si bien, pourquoi n'ont-ils pas attendu pour se marier ? Je ne crois pas que le phénomène du caprice suffise à rendre compte de cette question. La vérité est que, pendant les années fragiles, ces enfants rêvaient de maturité. Ils se promettaient des festins de tous ordres que les temps leur interdisaient. Ils voyaient leur destin se modifier. Seul, parmi les projets qu'ils caressaient, le mariage leur restait ouvert, des mariages comme on en faisait avant-guerre et comme on en fera demain. Ils prirent place. Si leur mariage fut l'affaire d'un instant, jamais ils n'ont songé que cet instant-là était dépourvu d'importance. Loin de là. On peut leur reprocher, sans doute, de n'avoir pas suffisamment pensé à l'avenir. Mais ils avaient bien assez à faire à chérir leur passé, à consacrer une liaison, des habitudes. C'est le testament de leur jeunesse qu'ils confiaient aux mains de Mimi, de Pépé, de Nénette, que sais-je ? Et voilà que Georges me dit : “J'ai connu Yvonne au ravitaillement trois semaines avant de passer en Espagne. Je n'avais pas beaucoup de temps. Nous nous sommes mariés. Je ne regrette rien. Ça voulait dire : je t'écrirai, ma petite Yvonne… ou bien : on se reverra, quand je rentrerai à Paris…” Ça débutait exactement comme des serments que l'on se fait en vacances. Et puis, il y a eu un petit malentendu, la rentrée des classes, la rentrée des prisonniers, la rentrée des choses dans l'ordre. Il a fallu réviser les identités, démasquer des sentiments qui avaient sonné juste dans une période fausse. On ne pouvait plus tabler sur la fin du monde. En revanche, on devait compter avec la fin du mois. Des charmes se défaisaient. » « Une dramatique aventure : le mariage » (1953),Mes petits papiers. (p. 127-130)
À propos du sport dans la littérature et des champions de disciplines sportives : « L'existence d'une littérature sportive n'est pas mise en question. On doit à cette denrée proliférante, diversement appréciée, certains accents sublimes, de nombreux traits pittoresques et quelques aperçus fort judicieux sur la nature de l'homme. […] Malgré cette situation puissante et colorée, qui enchante des millions d'individus, on ne saurait affirmer que le sport jouisse de la plénitude de ses droits civiques dans la république des lettres, et les textes qu'il a su inspirer ne laissent pas de demeurer dans une sorte de ghetto. Quand Balzac publie Grandeur et décadence de César Birroteau, il ne vient à l'idée de personne d'avancer qu'il a écrit l'épopée de la parfumerie, pas plus que La Bête humaine de Zola se réduit à une histoire de mécaniciens et de locomotives. Mais, consentez à raconter ce qui est arrivé dans la vie de Battling-Jo et vous aurez composé, que vous le vouliez ou non, avant tout et pour toujours, un ouvrage sur la boxe. Par voie de conséquence, on dirait que les écrivains marquent de la réticence à capter les sources jaillies du sport et que le champion, élément fabuleux dans le paysage moderne, est un héros qui ne parvient pas à devenir un personnage. Là est le problème. […] … Alors, il franchit la ligne d'arrivée, et ils eurent beaucoup d'enfants… L'indigence de l'alternative entre la victoire et la défaite – le match nul pouvant être considéré comme l'expérience d'un auteur rusé, soucieux de ménager une suite à son propos – réduit singulièrement les issues romanesques offertes par la compétition. Elle peut créer des situations fortes, elle ne débouche jamais que sur des perspectives limitées. […] Comment s'intéresser foncièrement à des êtres dans cette part d'eux-mêmes qui s'éteint vers la trentième année : ils ont une carrière, non une destinée. […] La disponibilité dont jouissent les héros de roman traditionnels les rend à des passions essentielles que nous sommes susceptibles de partager. Le champion est un homme accaparé, qui se définit d'abord par une idée fixe. Elle absorbe en lui les données humaines et les colore à sa façon. Pour l'athlète comme pour le poète, la vie n'est qu'un second métier. Cette idée fixe qui n'est pas celle de tout le monde, il faut en démonter le mécanisme par un document clinique. Une fois admise, elle n'en continue pas moins à faire du champion un “cas” qui nous demeure extérieur, pour envoûtant qu'il soit. Sans doute, comme son nom l'indique, nous représente-t-il. Il est une délégation de nous-mêmes, il n'est pas nous. Or, il n'est pas possible, ni souhaitable, qu'on puisse être le “spectateur” ou le témoin d'un personnage de roman, sans la sourde ambition d'une identification. » « Pour l'athlète comme pour le poète, la vie n'est qu'un second métier » (1968),Mes petits papiers. (p. 305-308)
« Au fil d'enquêtes très sérieuses, on pose traditionnellement aux écrivains la question suivante : “Pourquoi écrivez-vous ?” Je la trouve injurieuse : les livres devraient répondre d'eux-mêmes. Donc, ces écrivains, mis au pied du mur et comme pris en faute, tentent de se justifier. Certains avancent qu'ils ne sauraient pas exercer de vrai métier, d'autres qu'ils ont subi la révélation et la contagion par l'exemple. […] Pour ma part, je ne me suis jamais caché d'écrire pour essayer : soit de faire plaisir à des amis, soit de payer une dette privée ou publique. La première raison m'a valu les sarcasmes de quelques critiques, à qui elle fait la partie belle : Il n'a quand même pas vingt mille amis, qu'il se contente de tirer à cinquante exemplaires et ce sera déjà bien beau !... Quant à la seconde, elle me conduira vraisemblablement à formuler, un jour, des dédicaces de ce genre : À l'homme à qui je dois tout, à mon percepteur… La vérité est que mon “oeuvre” ne répond pas à une nécessité ni à une vocation très profonde, non plus qu'au souci d'assurer les étapes d'une carrière qui va son minuscule bonhomme de chemin. » « La vie entre les lignes » (1973),Mes petits papiers.(p. 334)
« L'ivresse burlesque, sensuelle, communicative, des époques légendaires et débridées marquait mon premier roman,L'Europe buissonnière. Le désarroi nostalgique devant l'ordre rétabli de la vie quotidienne, que les improvisations de la fantaisie n'arrivent pas à conjurer, imprégnait le second,Les Enfants du bon Dieu. La solitude et le désenchantement auxquels aboutit une tentative d'évasion hors du destin tracé sanctionnent le troisième,L'Humeur vagabonde.Un singe en hiver, qui est mon quatrième livre, me semble rendre, cette fois, un son totalement désespéré. Et, en premier lieu, parce que j'avais terminé le précédent sur cette prophétie pleine de résolution, qui se voulait contenir des promesses d'aurore : “Un jour, nous prendrons des trains qui partent.” Or, depuis belle lurette, les trains ne partaient pas ou ils partaient sans moi. Ou bien, j'avais perdu le chemin de la gare. Ou bien, je n'avais pas les moyens d'acquitter mon billet. Que sais-je ?... Voilà des années que nos amis Roger Nimier et André Fraigneau semblaient avoir renoncé à écrire ; Michel Déon s'apprêtait à élire ses exils ; le véritable après-guerre nous attendait à un tournant que nous étions mal préparés à négocier. Bref, le climat qui avait précédé le sauve-qui-peut de L'Humeur vagabonde recommençait à s'instaurer ; il allait falloir à nouveau se jeter à l'eau. » « La vie entre les lignes » (1973),Mes petits papiers, (p. 336-337)
« Car, à la réflexion, je ne suis pas comme ces peintres ou même ces écrivains qui travaillent sur le motif. J'ai besoin de recul. Si je devais raconter une histoire qui se passe à Naples, j'irais de préférence me réfugier à Stockholm (ou vice versa) pour ne pas être accablé sous la dictée de la réalité, et que la fantaisie, qui est de toute façon un décalage, puisse s'insinuer sûrement, s'instaurer peut-être. Il faut écrire dans les marges. C'est la condition d'une transfiguration, qui est valable pour les paysages, les personnages, les situations. » « La vie entre les lignes » (1973),Mes petits papiers. (p. 338)
« L'ivresse ? On a prétendu que j'avais voulu en faire l'apologie, à tout le moins le thème essentiel de mon livre. Il se trouve qu'Un singe en hiver n'est pas un plaidoyer pour la boisson, non plus qu'une tentative de justification. À la rigueur, j'ai peut-être voulu expliquer certains mécanismes qui amènent les gens à boire (je me penchais beaucoup sur la question dans cette période de ma vie). Il en ressort que mes personnages ne boivent que pour changer les couleurs de l'existence, la rendre plus acceptable, ouvrir sur le trottoir d'en face un couloir somptueux aux solitaires que rien ne retient de l'autre côté de la rue. Car la boisson est également un agent de communication entre les êtres et stimule des élans fraternels. […] En vérité, le diapason fondamental d'Un singe en hiver est l'amitié. » « La vie entre les lignes » (1973),Mes petits papiers. (p. 341)
« Récemment, sur les ondes de France-Culture, une certaine Juliette Rab ( ?) parlait avec délices de “la littérature fonctionnelle”. Je dois avouer qu'elle marquait une forte tendance à en exclure les formes du roman dont les mérites ne semblaient pas excéder à ses yeux les agréments d'un paquet de cigarettes, à l'exception de quelques ouvrages, sans doute destinés à former des bas-bleus à son image, et des livres de Robbe-Grillet, qui ne sont apparemment pas là pour donner du plaisir. (On n'aurait su plus gentiment dire.) Que cette personne se rassure : Monsieur Jadis n'est pas exactement un roman parce que M. Jadis, c'est moi. Et pas du tout au sens où Flaubert l'entendait quand il disait : “Madame Bovary, c'est moi”, signifiant par là qu'un créateur s'abolit et s'exprime à la fois dans chacune de ses créatures. En l'occurrence, il serait plus juste que j'avance tout uniment : “Je suis Monsieur Jadis.” En m'affublant de ce nom pour dévider la chronique d'une certaine tranche de mon existence, j'ai voulu souligner d'une part le recul et le coefficient romanesque que j'introduisais dans ces souvenirs, d'autre part une volonté assez forcenée de continuer à m'identifier à une image de moi-même produite par des âges désormais révolus. De L'Europe buissonnièreàUn singe en hiver, j'avais constaté que mes personnages, à mesure qu'ils s'éloignaient de moi, prenaient de l'épaisseur, trouvaient une destinée autonome à laquelle le lecteur accordait davantage de foi. Pour finir, dans Monsieur Jadis, ils sont totalement là, puisqu'ils sont nommés, puisque je les montre tels qu'ils étaient ou auraient pu être dans les situations, parfois virtuelles, où je les mets. Cette entreprise m'a bouleversé. » « La vie entre les lignes » (1973),Mes petits papiers. (p. 342-343)
« Dans les livres de mes amis, je me délecte à retrouver l'écrivain, je ne parviens à découvrir le romancier qu'avec circonspection ; les connaissant, je ne les crois pas, je n'y crois pas. Michel Déon, dans une langue d'une beauté classique, avec un sens inné de la “dictée française” appliquée à des sentiments très modernes, a été longtemps considéré comme le romancier du bonheur. […] Un taxi mauve nous fait définitivement prendre pied sur une planète romanesque dure et drue, chatoyante et vraie où, par paradoxe, c'est en prenant ses distances que le créateur se révèle, s'épanouit, atteint à la fois au dédoublement et à l'identification. Le charme du conteur tient en ce qu'il se laisse aller, donne l'impression d'improviser. Michel Déon raconte une histoire admirablement construite sans rien lui faire perdre de sa spontanéité ni de son pouvoir d'envoûtement. C'est dire que le talent, le ton, le don escamotent le métier. Tout est exprimé dans le mouvement. Ses personnages prennent le train du récit en marche, ses paysages sont déjà des états d'âme : on rencontre les premiers, les seconds vous imprègnent, pas de descriptions ici, pas d'expositions là. Un narrateur suffisamment dégagé à l'endroit de ce qu'il narre pour tantôt se cabrer et tantôt se vouloir une plume apaisée – d'où la consistance qu'il prend au fil du propos. » « Il est plus délicat de ruminer que de relire » (1973),Mes petits papiers. (p. 345-347)
« La Bibliothèque de la Pléiade, consécration suprême, vient de publier en un seul volume les romans de Céline, inspirés par ses séjours et errances dans l'Allemagne enflammée de 1944 à 1945. [Il s'agit du triptyque formé par D'un château l'autre,NordRigodon.] Ainsi rassemblés, ils constituent une trilogie parfaitement cohérente où la célèbre petite musique de ce Wagner du quotidien trouve des accents exaltés pour colorer le Crépuscule des Hommes. Jusqu'alors c'est le lyrisme de Céline, réaliste et prophétique, qui nous livrait l'image d'un monde désintégré. La tempête était d'abord sous un crâne, dans un regard, vers la fin du conflit mondial, l'apocalypse est à l'extérieur, véritablement ambiante. Comme dit M. Henri Godard, qui a appliqué à cet ouvrage un appareil critique, pénétrant et lumineux : “L'Histoire semble avoir pris d'elle-même l'allure d'un roman célinien.” C'est un tissu de situations catastrophiques, parfois burlesques, où l'auteur trouve une matière à la mesure de son génie. […] Au fil de sa parution, cette trilogie marqua pour beaucoup de lecteurs la résurrection de Céline considéré comme l'un des plus grands romanciers de ce siècle. Dans sa continuité elle nous confirme l'unité d'une oeuvre amorcée en fanfare par Voyage au bout de la nuit dans le bouleversement de 1914 et achevée par Rigodon dans le fracas de 1945. Elle pourrait s'intituler : D'une guerre à l'autre. » « Céline-Paraz-Boudard, trois échos cocasses et tragiques de la mascarade humaine » (1974),Mes petits papiers. (p. 356-357)
« Adios [roman de Kléber Haedens paru en 1974], qu'on peut mettre dans la bibliothèque entre David Copperfield L'Éducation sentimentale, est non seulement le roman d'une génération, mais un récit suffisamment subtil pour qu'y devienne appréciable le juste poids d'une existence humaine. Jérôme Dutoit s'y révèle et s'y présente sous les traits d'un être qui a “le sens du divertissement”, dans l'acception la plus exquise du terme. À la question posée par Oblonski dans Anna Karénine : “N'est-ce pas le but de la civilisation que de tout convertir en jouissance ?”, il a, depuis longtemps, répondu comme il convient. Et je ne serais pas étonné que Kléber Haedens se range à son avis. Dans cette attitude, qu'on jugerait à tort frivole, on peut trouver la vocation des amitiés et un fier gage d'indépendance, particulièrement de cette indépendance d'esprit dont Kléber Haedens disait qu'elle “finit par créer ce genre de lien qui existe entre des gens engagés du même coeur dans la même fête, le lien le plus souple, le plus vivant et, pour finir, le plus sérieux”. Entendons qu'il est bien rare, chez Kléber Haedens, que la fête ne soit pas d'abord une fête de l'esprit. Tous les appétits, les faims profondes comme les plus superficielles, nourrissent une exemplaire joie de vivre qui débouche sur une remarquable joie d'écrire. Son bel entrain s'apparente alors à un état de grâce parfaitement délié. Aussi bien offre-t-il un grand réconfort pour une littérature qui ne rougit pas de se faire faire des enfants par des comités, des partis, des rassemblements, des groupes, des sous-groupes, et qui semble aspirer, dans des camps divers, à une certaine caporalisation. » « Kléber Haedens ou la joie de vivre » (1974),Mes petits papiers. (p. 365-366)
« L'humour est un bon moyen pour tenir à distance l'attendrissement et la colère qui engendrent parfois la myopie intellectuelle. Pour la colère, il n'y a pas beaucoup d'exemples qu'elle n'entraîne le mépris qui est, lui, une inhibition de l'intelligence. L'écrivain qui méprise ce qu'il prétend décrire, expliquer, juger, est la plupart du temps un radoteur insipide et, de toute façon, un écrivain diminué. Tel n'est pas le cas de Kléber Haedens. Comme il l'écrivait lui-même de la littérature française en général : “Le lyrisme et l'ironie pèsent d'un poids égal dans ses balances.” Le punch, jailli d'une cape romantique, qui frappe le lecteur, marque une phrase dont les enchantements résonnent longuement. Si l'on a envie de clore les yeux, on n'est pas K.-o. pour autant. » « Kléber Haedens ou la joie de vivre » (1974),Mes petits papiers. (p. 366)
À propos de L'Histoire de la forêt, roman de Jean Cayrol paru en 1975 : « Il y a quelques années, dans une étude consacrée à Jean Cayrol, M. Robert Kanters remarquait : “Le clochard, en vérité, est une des incarnations, une des forces de ce temps.” Et d'invoquer la présence primordiale de ce type humain dans l'oeuvre d'un Céline, d'un Beckett, d'un Caldwell ou d'un Steinbeck, voire dans celles de Sartre et de Simone de Beauvoir, où l'on voit apparaître une forme de clochard, métaphysique cette fois, à tout le moins symbolique d'une vocation de refus et de fuite. Au héros romantique illustré par Hernani lorsqu'il affirme ses appétits dans la formule célèbre : “Je suis une force qui va”, la civilisation contemporaine, en proie au désarroi matériel et spirituel, a substitué un personnage qui est une force qui s'en va. » « Un garçon chargé de mémoire et d'imagination » (1975),Mes petits papiers. (p. 375)
«Vaincre à Olympie [roman de Maurice Genevoix paru en 1978] est un roman de civilisation où la vie quotidienne des Grecs est traité avec une aisance familière. Maurice Genevoix circule dans la mythologie comme dans son Bestiaire habituel. On évoquera la réussite de Marguerite Yourcenar… Mais une sensualité ineffable est là. Elle s'épanouit dans la Grèce des colonnades. Jules Renard disait de Henri Desgrange, apôtre du sport moderne : “Sa culture est physique.” La profonde célébration du corps qui se dégage ici réduit la portée du sarcasme. On peut même considérer qu'elle le convertit en compliment. Et que, pour faire tenir le monde entier dans son esprit, il faut d'abord apprécier qu'on est une partie du monde par son corps. » « Genevoix à Olympie » (1978),Mes petits papiers. (p. 404-405)
À propos d'Un singe en hiver : « […] je me disais qu'à travers Quentin, j'allais pouvoir enfin écrire un roman qui me fût extérieur. Mais il a fallu qu'arrive Fouquet, parent des jeunes hommes qui encombrent tous mes livres. Me reportant à l'époque où fut écrit Un singe en hiver, je ne tombe pas si loin si j'avance que Fouquet, c'était vaguement moi, en un temps où j'avais tendance à aller dans les marges de la vie. Un temps si obsédant, sentimentalement et matériellement, qu'il a dévoré le propos du livre, qu'il l'a détourné de son cours. À l'origine, le personnage prépondérant, dans mon esprit, ça n'était pas Fouquet, c'était son vieux complice Quentin, l'aubergiste au crépuscule repentant de son existence. Le poids de mes propres méditations était tel que la balance a finalement penché en faveur d'un jeune homme à mon image. Par une péripétie singulière, le cinéma allait me rétablir dans mes intentions. À l'instigation de Michel Audiard, détonateur de l'entreprise, le poids de Jean Gabin et la réplique sensible de Jean-Paul Belmondo allaient retrouver le juste équilibre. Si bien qu'à la question traditionnelle qu'on pose aux écrivains : “Le cinéma vous a-t-il trahi ?”, je suis depuis vingt ans tenté de répondre que j'ai eu parfois l'impression que c'est le livre qui a trahi le film très enrichissant d'Henri Verneuil. » « Un verre à l'amitié » (1980),Mes petits papiers. (p. 413-414)
À propos de Monsieur Jadis ou l'école du soir, dernier roman d'Antoine Blondin, paru en 1970 : « Mon passé, je le vis au présent ; il m'habite au détour de la route, à chaque instant de la durée. On devrait déchiffrer en moi le résumé des chapitres précédents, Non parce que ma vie constitue un roman mais parce qu'elle suggère un plan fixe. Incarner, en une fois, toute mon aventure, c'est ma façon d'être éternel. Certes, le reflet du passage qui mène de l'aventure à la mésaventure éclaire certains de nos jours et prolonge l'exceptionnel dans le quotidien. La tentation de rompre les amarres y chatouille notre âme. Mais l'amitié, cependant, s'enrichit de répétitions et de permanences ; elle accepte les habitudes au même titre que les événements partagés. Il faut bien reconnaître l'apport de la légende dans un sentiment qui exalte à s'enivrer de sa propre substance, élargissant le sens du joli mot de “retrouvailles”. » « Lettre ouverte… par erreur » (1984),Mes petits papiers. (p. 418)
« La blague n'est pas tellement un parti pris, elle est suggérée par les situations, même les plus désastreuses, que propose la vie, certaines de ses longueurs d'ondes. Encore faut-il les capter, s'en faire le médium. Peut-être n'est-il pas donné à tout le monde d'accéder spontanément à cette sorte de refuge, peut-être aussi vous épargne-t-elle des émotions d'une qualité plus profonde. Ainsi, partant pour l'Allemagne en 1943 dans un fourgon du Service du travail obligatoire, m'est-il arrivé de croiser à la dernière station française un autre fourgon sur lequel était inscrite à la craie cette mention : “Ne pas passer à la gravité”. Je m'en suis fait une maxime. J'ai appris, par la suite, qu'elle concernait la sustentation dans les wagons de marchandises. Je lui resterai fidèle pour autant, dans la mesure du possible. Si je peux parfois passer pour drôle, je n'ai pas le sentiment d'être un auteur gai. Mais j'adopterais de bon gré cette proposition de l'humoriste américain O'Henry : “La fantaisie est encore la seule façon qui nous soit donnée de dire la vérité.” » « Lettre ouverte… par erreur » (1984),Mes petits papiers. (p. 419-420)
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« Je n'ai, en effet, jamais cessé de considérer comme des examinateurs les gens que leur profession où une minute d'égarement mettaient dans le cas d'avoir à me lire. À cet égard, éditeur, rédacteur en chef ou lecteur : c'est tout un ; je leur remets ma copie. Cela ne va pas sans une certaine crispation. Elle ne me facilite pas ce métier d'écrire qui n'est devenu le mien parce que je ne vois guère, à la réflexion, ce que j'aurais pu faire d'autre. […] L'exercice de la littérature conserve donc pour moi les charmes d'une sorte de scolarité attardée. J'écris comme on fait des devoirs de vacances. » (p. 9-10)
« Les romans de Dickens sont des romans de piéton, écrits par un homme qui avait pris tôt les mesures de sa ville, d'où leur réalisme transfiguré qui s'appuie beaucoup moins sur l'observation que sur le souvenir. (Écrivant ses mémoires, Goethe les intitulait « Poésie et Réalité ».) Ainsi Londres imprègne Dickens, mais celui-ci éclaire tout autant cette ville à la lumière de ses anciennes expériences. Il émane de ce double courant, surtout pour l'étranger, un charme paradoxal qui tient à la fois du dépaysement et de la proximité. On a l'impression de comprendre parfaitement la langue, pour ce qu'elle vient du coeur, mais d'être incapable de la parler. » ( p. 73)
«L'Iliade, c'est la conjoncture unique où s'affrontent des héros d'exception. Le mot “odyssée”, lié à la notion de voyage, recouvre l'intrusion du fantastique dans le quotidien et qualifie l'épopée domestique. » (p. 103)
« Au moment où commence 'é, la guerre de Troie est finie depuis dix ans. Tous les vainqueurs, du moins ceux qui ont survécu, sont rentrés chez eux depuis longtemps. Seuls manquent à l'appel Ulysse et son armée, dont on ignore tout. On a connu des cas semblables, après 1918 et 1945, de soldats ou de prisonniers portés disparus, alors qu'ils s'attardaient simplement à jouir de l'ultime loisir social consenti par le conflit. Le cas d'Ulysse est un peu particulier en ce qu'il s'est attiré la colère de Poséïdon, dieu de la mer, qui multiplie les obstacles sur sa route et, à cet égard, il se présente moins comme un homme qui ne veut pas que comme un homme qui ne peut pas rentrer chez lui.'é est en premier lieu le récit d'une navigation contrariée. Toutefois du Bellay ne s'y est pas trompé, lorsqu'il s'exclamait : “Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.” Car, bien qu'il cède parfois à la nostalgie, notre héros ne répugne pas toujours aux embûches où il tombe, et ses étapes les plus notoires portent des noms de jeune fille : Circé, Calypso, Nausicaa… […] Certes, l'essentiel de ses aspirations demeure tourné vers son royaume d'Ithaque mais son comportement se rapproche de celui des hommes qui se laissent piéger par des embuscades amicales et s'éternisent au café en protestant mollement qu'ils doivent s'en aller. […] Par là 'é exprime les deux aspirations fondamentales de l'homme à l'aventure et au retour. En quelque façon,'é pourrait s'intituler : “Ma femme m'attend.” » (p. 104-105)
« La mer [dans 'é d'Homère] personnifie ce qui apporte et ce qui remporte, ce qui sépare aussi. Elle permet à ces peuplades îliennes de communiquer, mais peut également les empêcher de se rejoindre. […] (Idem, p. 109) Jacques Perret, s'il appartient à la grande race des écrivains migrateurs, aurait plutôt tendance a considérer la mer comme l'un des éléments conducteurs les plus propices à la circulation d'une camaraderie chaleureuse entre les hommes et, pour le reste, à s'en remettre aux fortunes d'un beau hasard orienté par la grâce de Dieu. […] » (p. 115)
« Entendons bien que ce ne sont pas les souffrances sentimentales qui engendrent en [le jeune Werther] le cancer rayonnant du désintéressement, ce sont ses revenus qui lui permettent de souffrir. Pour la première fois apparaît un personnage en disponibilité totale à l'endroit d'une charge, d'un titre ou d'une fonction, qui met fin à une littérature chevaleresque où l'agitation se convertissait spontanément en action. » (p. 147)
« Marcel Proust, Céline, et même Jean-Paul Sartre, donnent une idée assez juste de notre climat. Mais La Fontaine est aussi d'un bon secours. Un pays se définira volontiers par une façon d'accommoder la morale universelle, dont ses fabulistes détiennent la recette. O. Henry, c'est La Fontaine égaré dans un western ou chatouillant du pied la fourmilière new-yorkaise. Ses contes sont des fables. […] Il est difficile de parler de l'Amérique sans évoquer la civilisation, soit qu'elle en manque, soit qu'elle en ait à revendre. C'est à ce carrefour qu'il faut situer le recueil qui réunit Les Contes du Far-West New York Tic-Tac. Soutenue par la bouffonnerie de l'inspiration, masquée sous une fantaisie pudique, une moralité commune s'en dégage, où il apparaît que O. Henry aura passé le meilleur de sa vie à illustrer Le Rat des villes et le Rat des champs. […] Il faut lire les auteurs au présent. Le monde de O. Henry n'est pas celui des boulevards toujours recommencés. C'est un bloc où les institutions, les rites, l'emportent sur les individus. On peut l'observer, l'éprouver. La fantaisie de O. Henry ne laisse jamais d'être réaliste. Elle est exemplaire en ce qu'elle ne transforme que ce qu'elle connaît. » (p. 188-189)
«New York Tic-Tac [recueil de nouvelles de l'écrivain américain O. Henry, de son vrai nom William Sydney Porter] n'est pas précisément l'oeuvre d'un auteur optimiste. Avant 1914, ceux que Paul Morand a appelés les “Champions du monde” sont encore sur la ligne de départ, s'interrogeant sur la trajectoire qu'ils vont donner à leur course. Un peuple se sent sur la sellette : il n'est pas encore définitivement qualifié au regard de l'Histoire. Les certitudes impériales, qui sont devenues les siennes, sont à l'état d'ébauches anxieuses. […] New York ne se dresse pas comme un coffre-fort triomphant, c'est un labyrinthe de briques rouges, c'est-à-dire noires. Les aventures y cherchent un dénouement qui aurait les couleurs d'un Noël proposé par Dickens. Mais la douceur n'est que dans le regard du narrateur. Nous sommes loin de la Prairie, de son bonheur bourru. Les puissantes héritières aux silhouettes d'amazones sont réduites aux dimensions des demoiselles de magasins ; les shériffs débonnaires se sont transformés en policemen abrupts ; les trimardeurs joyeux et bronzés sont devenus des clochards hâves et dépenaillés sur les bancs de parcs. D'une race d'éleveurs, le “bacille de la société” a fait une race de bétail. La solitude peuplée est le mal paradoxal dont souffre ce troupeau. C'est un premier malentendu car ces individus, qui se croient perdus et s'abandonnent à la mélancolie des sympathies interrompues, se frôlent sans se voir. Le second tient dans la comédie que se jouent les personnages. Le “théâtre” où se meut l'oeuvre de O. Henry est plein de calicots qui se font passer pour des princes, d'infantes qui se travestissent en trottins. Le marivaudage peut s'avérer cruel, il entretient l'illusionnisme dans un univers où les pistes sont désormais brouillées. » (p. 193-195)
À propos du Cousin Pons de Balzac : « Au départ de cette course au trésor qui ressemble à une chasse à courre, dont elle revêt la cruauté, nous retrouvons les noires humeurs qui circulent dans La Comédie humaine et la plupart des visages hallucinants que Balzac a tiré de son observation presque délirante de la société. Mais une musique s'est fait entendre, qui survit à l'hallali, proclamant l'échec de la solitude. Balzac, cet homme qui posséda des maisons, des maîtresses, mais dont on ne saurait citer aucun véritable ami, a murmuré l'amitié d'une façon déchirante. Après quatre-vingts romans de conquête, mettant en jeu la possession du monde, il a écrit un dernier roman de défense et préconisé la nécessité de s'aimer. […] Alain remarquait que les personnages de Balzac vont par séries : Marsay, Rastignac, Rubempré, d'Arthez ; ou bien : Vandenesse, Malin, Massol ; ou encore : Maufrigneuse, d'Espard, Rochefide… Pons et Schmucke sont uniques. » (p. 207-208)
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« Ceux-là me souhaiteront un ironique “bonne chance” qui prétendent ne rien espérer de la littérature, et d'aucuns parmi les gens de lettres s'associeront à eux, mais pour d'autres raisons : l'esprit ne s'affirme que par lui-même, disent-ils ; les sociétés où un hasard le voit naître ne font rien pour le développer. Il en choque le conformisme érigé en loi et sa gloire est précisément de ne se reconnaître en aucune d'entre elles et de ne leur rien devoir. Ainsi parlait Julien Benda. Il existe pourtant une thèse, affirmant que l'esprit ne travaille pas en haute solitude et dans l'éternité de ses méditations, dont les protagonistes peuvent se réclamer du réquisitoire de Renan contre la “panbéotie” démocratique. Il s'y développe cette idée essentielle que l'oeuvre de lettres est une chose vivante qui trouve son milieu dans le règne politique et en accuse les défaillances. Il ne s'agit pas ici de matérialisme historique, pas plus que Julien Benda n'est le champion d'un spiritualisme littéraire. Il faut simplement reconnaître au spirituel les profondes racines qu'il plonge dans le temporel et, en retour, le devoir qui lui incombe de revenir s'y insérer. La littérature exprime un moment de l'intelligence d'une nation et sa chanson de geste. Elle est une planète où les individus viennent quérir le complément de leurs occupations. L'homme d'action y trouve les réflexions qu'il n'a pas le temps de faire ; le contemplatif, l'aventure qu'il n'a pas l'audace d'entreprendre. Ici ou là l'écrivain possède un message qui fait de lui un fonctionnaire dans la cité. Peut-on faire appel à lui dans les circonstances graves ? […] Bien que j'eusse parfois aimé la poésie selon un certain Robert Ganzo, je trouve d'un grotesque tragique de lire, impunément publiée dans un journal décent, la définition qu'il en accordait récemment. Non ! La poésie ce n'est pas “La dame de ″l'Ange bleu″ à qui l'on fait cocorico”. Quels Américains s'agit-il d'épater ? La révolution nationale a besoin de poètes comme elle a besoin de techniciens. Il lui faut des mythes généreux autant que des machines robustes. Elle est aussi bien, et plus encore, une épopée qu'une entreprise. Comme les séismes révèlent aux géologues les assises fondamentales des terrains, le tremblement de France doit mettre à nu nos aspirations essentielles. Il appartient civiquement à la poésie d'en refléter la secrète pureté et d'en exalter le caractère originel par un appel aux traditions les plus profondes. Ce n'est pas là faillir à son message d'intimité que de participer à ce grand moment d'impudeur qu'est la révolution. L'Art ni l'artiste ne gagnent à se présenter, l'un comme un produit de contrebande, l'autre comme un hors-la-loi. J'imagine assez que, sur un navire en perdition, se dénouent, les premières, les choses les plus légères, les duvets. Dans un pays qui cependant possède la poésie chevillée au sol, il n'y a déjà plus qu'un moyen pour le poète de demeurer dans la cité : c'est d'être le classique de la révolution. […] Les visions de pourpre et d'or de l'orientalisme romantique ont fait place aujourd'hui chez beaucoup chez beaucoup de jeunes esprits au seul mirage rouge. Trop superficielles, la plupart du temps, pour s'appuyer sur les doctrines économiques, leurs convictions, par-delà le fatras de leurs lectures, se bercent de l'héroïsme publicitaire de la jeune femme en blouson de cuir et de ses compagnons barbus. Ils s'affilient mystérieusement à une “Intelligenzia” imaginaire et chaque nuit, succombent en rêve pour la cause du prolétariat sous les yeux de quelque “cavalière Elsa”… Au demeurant ils se portent bien, suivent des cours dans les facultés et font de la musique le dimanche. […] Cela n'est pas du communisme, c'est de l'exotisme. […] À ces jeunes gens dont les tempéraments eussent sans doute accueilli l'action révolutionnaire comme une discipline hygiénique, il eût fallu donner une saine mystique. Pourquoi ne peuvent-ils pas comprendre que la révolution se fait désormais en sens inverse, qu'elle ne s'assouvit plus dans l'inanité des “là-bas” et des “plus tard” mais qu'elle s'accomplit ici et maintenant ; qu'elle n'est plus solitude, exil ou anarchie mais chaude communion et bonne ménagère ; pourquoi ne peuvent-ils pas comprendre que le révolutionnaire rentre dans la cité, sinon parce que la littérature elle-même en a déserté les portiques ? […] C'est que précisément la littérature a pour elle de forcer notre intimité. Nous n'adhérons à nos lectures que pour autant qu'elles suscitent en nous ce petit choc à quoi l'on reconnaît une grande vérité humaine. Mais ce choc n'emprunte rien à l'extérieur, le critère de notre assentiment est un écho. Dans le dialogue où elle nous entraîne avec l'écrivain, l'oeuvre de l'esprit ne nous révèle rien que nous ne possédions déjà. Elle agit à la manière d'un sourcier qui découvre et ne crée pas. Et, pour peu qu'elle le prenne pour objet, voilà qu'elle peut exalter le monde mystérieux que nous portons en nous, le monde secret de nos faiblesses. Voilà qu'elle peut, par la sympathie de son langage, en faire un être de nature et le fortifier d'autant plus que nous nous émerveillons de sentir notre propre angoisse à la fois naître et s'alléger de toute la douceur du partage. Dès lors nous attendons de la littérature qu'elle vienne provoquer en nous les confidences inavouables, nous range dans une catégorie de ses malades et nous en assigne la destinée. Ainsi, dans le réseau silencieux des mots écrits se tisse une sombre complicité. J'admets, puisque c'est nous, la foule, qui nourrissons les livres, qu'en leur miroir nous retrouvions la multitude de nos aspects et la totalité de nos expériences quelles qu'elles soient. Mais le drame est que nous vivons selon un type littéraire, selon une perspective de nous-mêmes à nous-mêmes révélée. Et c'est de cette double relation entre l'écrivain et le public, entre celui-ci qui représente l'éternel humain et celui-là qui en isole un des aspects, que naît le “personnage régnant”, c'est-à-dire, avec Taine, “le modèle que les contemporains entourent de leur admiration et de leur sympathie : en Grèce, le jeune homme nu et de belle race, accompli dans tous les exercices du corps ; au Moyen Âge, le moine extatique et le chevalier amoureux ; au XVIIe siècle, le parfait homme de cour et, de nos jours, le Faust ou le Werther insatiable et triste ”. J'ose à peine demander quel est maintenant le personnage régnant. Cela possède, en fait, assez peu d'importance lorsqu'il s'agit, au contraire, de faire régner le nouveau personnage que la littérature doit nous aider à susciter, en le représentant et en s'adressant à lui. Celui-ci n'ira pas chercher dans le commerce des lectures d'inquiétants tête-à-tête avec l'auteur, mais il en exigera une mystique pour son groupe, une maxime valable pour ses amis, ses camarades. Aux livres il ne demandera pas qu'ils lui imposent une destinée mais qu'ils éveillent en lui des vocations… J'appelle militants ceux dont les livres nous sont des bréviaires pour l'actuel. Tels sont Montherlant, le toréador ; Malraux, le conquérant ; Bernanos, l'apôtre de choc et d'autres… mais si peu que, par une péripétie singulière, c'est à très peu près aux mêmes écrivains que nous allons, avec les communistes, demander une éthique nouvelle. Faut-il voir ici, par-delà les divergences de doctrines qui nous dresseront les uns contre les autres, l'annonce de la commune philosophie du monde qu'elles pourraient engendrer ? La responsabilité de l'homme de lettres s'est trop compromise depuis un siècle pour qu'il puisse se dispenser maintenant de participer à l'ordre nouveau. Il arrive que les intellectuels soient des gens intelligents. Cela n'est pas une loi, mais ce peut-être une coïncidence. Il arrive aussi qu'ils réalisent le paradoxe d'une intelligence loin de la vie, qu'en souvenance du slogan de l'aristocratie qui exigeait que l'on ne se piquât de rien, ils continuent de cultiver une indifférence esthétique par où ils refusent de s'engager dans l'événement et de participer aux services du monde, sinon avec détachement. […] Sans doute trouveront-ils un jour le moyen de protester, au nom de l'élite qu'ils représentent, contre la montée au pouvoir d'un autodidacte. Ils viendront goûter à la révolution. Nous n'avons que faire de ces dégustateurs ; la fonction des élites n'est pas de juger la Cité mais de la construire. Si une nouvelle culture ne se commande pas par un décret, elle peut cependant surgir spontanément d'initiatives collectives. Puisqu'ils entrent dans la ville par le tambour des “Deux-Magots” ou la porte du “Café de Flore” et s'y groupent autour des guéridons, que les littérateurs fassent un pas de plus et pénètrent dans la Cité. Ces cafés seront leurs casernes. Ils sont mobilisés. » « Des cafés littéraires à la révolution » (1943), Ma vie entre des lignes, (p. 14-19)
« Il [Paul Morand] nous avait appris à vivre, par l'exemple d'abord et par l'exercice d'une tutelle affectueuse. Il nous avait appris à écrire, en introduisant le premier, le punch d'une phrase rapide et musclée dans la littérature. » « Les anneaux d'érable » (1976), (p. 439)
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