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Photo de Louis AragonLouis Aragon

(1897-1982)

Dossier

Le roman selon Louis Aragon

Le roman selon Louis Aragon, par Pierre Huguet, 2 décembre 2013

Louis Aragon est un romancier pour le moins paradoxal. Du groupe surréaliste, il fut le seul à écrire des romans et à en prendre la défense face à l'anathème que lança André Breton sur le genre. Moderne pour son époque, de part son affiliation au groupe Dada ou surréaliste, Aragon est aussi l'écrivain le plus « traditionnel » des groupes avant-gardistes en ce qu'il maintint l'écriture romanesque comme son outil littéraire de prédilection face aux autres genres. Pourtant, qu'il s'agisse de son premier roman Dada, Anicet, ou de sa dernière phase d'écriture romanesque (La Mise à mort, Blanche ou l'oubli), on ne peut qu'être frappé par le caractère inconventionnel et changeant de ses écrits. Aragon ne semble se plier à aucune règle préétablie, jamais il ne se fait prendre par une doctrine avant-gardiste qui parfois tourne au dogmatisme. C'est que le roman, pour Aragon, est avant tout un moyen d'appréhension du réel, un lieu d'expérimentation capable d'accueillir toutes les recherches possibles. Le roman est bien pour cet auteur le lieu de tous les possibles : des possibilités infinies de créations, des possibilités de sens, d'engagement et d'expérimentation.

L'une des entrées les plus intéressantes dans l'oeuvre d'Aragon peut se faire à partir de son livre autobiographique Je n'ai jamais appris à écrire, ou Les Incipits. Dans cet écrit, publié dans la collection « Les sentiers de la création » chez Albert Skira, Aragon éclaire sa pratique de l'écriture romanesque. S'il s'agit d'un texte dans lequel l'auteur mêle ironie et essai stylistique, les propositions qui y sont exposées constituent un apport considérable dans la compréhension que l'on se fait de l'oeuvre d'Aragon.
L'approche génétique de la création romanesque exposée par l'écrivain est particulièrement originale en ce qu'elle fait du roman une sorte de commencement perpétuel. Fasciné dès son plus jeune âge par les phrases liminaires des romans, Aragon va chercher dans sa pratique à élargir l'admiration pour la première phrase au roman tout entier :

J'avais commencé à porter attention aux phrases initiatrices des romans, et à leur trouver une espèce de signification magique, comme à des Sésames, ouvre-toi ! Peu à peu j'en vins à discerner le rôle de clefs joué par les débuts de roman, je me mis à penser que c'était là ce que Stendhal, étendant la notion d'incipit avait pressenti quand il disait, encore vaguement, que tout roman devait apporter du nouveau dès la première ou au moins la deuxième page (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 76)

Ces « phrases initiatiques », communément appelées incipits, Aragon va littéralement les placer au centre du roman. L'auteur de La Défense de l'infini ne connaît en réalité jamais d'avance l'histoire et le déroulement de ses romans : « jamais je n'ai écrit une histoire dont je connaissais le déroulement, j'ai toujours été, écrivant, comme un lecteur qui fait la connaissance d'un paysage ou de personnages dont il découvre le caractère, la biographie, la destinée » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 14). Chaque phrase qui s'écrit est un pas de plus dans une histoire qui se déroule devant les yeux du romancier. Il n'y a pas ici d'écrivain omniscient qui structure son histoire selon les besoins d'une idée connue d'avance, il n'y a pas de romancier pour tenir fermement les ficelles de ses personnages. Aragon se place dans la position du romancier-lecteur, position qui s'apparente clairement à l'attitude des surréalistes face au texte émergeant de l'écriture automatique : « Tout s'est toujours passé comme si j'ouvrais sans en rien savoir le livre d'un autre, le parcourant comme tout lecteur, et n'ayant à ma disposition pour le connaître autre méthode que sa lecture. Comprenez-moi bien, ce n'est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n'ai jamais écrit mes romans, je les ai lus » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 47). L'idée d'une découverte qui est concomitante à l'acte de l'écriture se marque notamment par l'omniprésence du champ sémantique de la dérive et de la chute. Celui-ci marque la dépossession du romancier de la maîtrise de son écriture et du récit : « Il y a plusieurs façons de se jeter à l'eau. Plonger. Tomber. Se débattre. Je me jette à l'eau des phrases comme on crie. Comme on a peur. Ainsi tout commence… » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 30).

Concernant les homologies qui existent entre cette écriture plongée vers l'inconnue et la démarche des surréalistes, il est intéressant de noter qu'André Breton ne voulu jamais admettre que l'écriture romanesque pouvait adopter les principes de l'écriture surréaliste, malgré les similarités qu'Aragon avait pu tenter de souligner :

[…] André au cours d'une conversation pour la première fois tente devant moi de donner pour point de départ, pour fait premier de l'orientation surréaliste de l'esprit la phrase de réveil (il faut savoir que jamais, au premier temps des expériences d'écriture automatique, c'est-à-dire en 1919, et même pendant au moins trois ans et demi, cette source n'avait été invoquée, et que ce n'est qu'après qu'il fut déjà habitué au mécanisme d'abolition de la censure par la vitesse d'écriture, qu'A.B. commença de dire que la dictée pour lui partait d'une phrase entendue). Alors, je m'écriai que c'était là précisément pour moi, le départ du roman, l'origine de cette incompréhensible activité de l'esprit, à quoi tant de gens semblaient s'être adonnés sans jamais s'interroger sur son origine : en d'autres termes qu'il y avait exactement la même nécessité, le même arbitraire aussi entre la phrase de réveil et le texte surréaliste qu'entre le roman et la phrase, le plus généralement absurde, de quoi l'esprit dérive dans le roman. Tout se passe comme si A.B. n'avait simplement rien entendu de ce que je disais.

Ce rejet obstiné du roman par Breton, qui ne peut se comprendre autrement que par un rejet massif d'une tradition historique et non par un rejet rationnel de l'objet romanesque, est particulièrement révélateur de l'attitude par laquelle le groupe avant-gardiste se distinguait historiquement des autres objets littéraires. Mais entre le refus opiniâtre d'un Breton maître de son groupe et l'audace d'Aragon, on ne peut qu'être impressionné par l'aplomb du second. Alors qu'il appartient encore au mouvement surréaliste, Aragon propose à plusieurs reprises de faire du roman un support pour incarner les principes surréalistes. Loin d'être le vieil objet décrépit et momifié que perçoit André Breton, le roman est pour Aragon le lieu de tous les possibles. L'entrée dans l'écriture telle que la décrit Aragon marque clairement cette présence d'une immensité de possibilités dans les possibilités de création et dans le déroulement du récit. Lorsqu'il entre dans le processus d'écriture, l'écrivain se retrouve face à « la vieille image d'Hercule au carrefour » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 45). Aragon fait du carrefour la pierre de touche de sa genèse romanesque.

Zone d'indécision, il oblige à un choix qui fera vivre des possibles et mourir de nombreux récits qui auraient pu naître : le roman permet, à l'inverse de notre existence, de faire vivre les possibles, de leur donner une image qui devient nécessité. C'est notamment ce que veut dire Julien Gracq lorsqu'il écrit que : « Dans un roman […] aucun possible n'est anéanti, aucun ne reste sans conséquence, puisqu'il a reçu la vie têtue et dérangeante de l'écriture : si j'écris dans un récit : « il passa devant une maison de petite apparence, dont les volets verts étaient rabattus », rien ne fera plus que s'efface ce menu coup d'ongle sur l'esprit du lecteur » (En lisant, en écrivant, p. 78). Cette double présence de la nécessité et de l'arbitraire, qu'Aragon tenta en vain d'expliquer à André Breton, permet de mieux comprendre l'explication que donne l'écrivain à la genèse de l'acte romanesque. De ce point de vue, le roman implique l'écrivain par son choix tout en laissant place à une pluralité, une infinité de possibilités quant au déroulement du récit. Cependant, en voyant le roman comme un constant commencement, comme une succession d'incipits (« je pourrais aller de bout en bout du livre, d'incipit en incipit » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 18)), Aragon pose implicitement un problème qu'il ne parviendra que très difficilement à résoudre et qui est peut-être encore plus centrale dans la compréhension de son oeuvre, il s'agit de la fin d'un roman, de son achèvement.

Si Aragon consacre une très large part de son essai autobiographique à une réflexion sur le commencement du roman, il met de l'avant, peut-être malgré lui, la difficulté propre à la clôture du récit. Aragon a en fait toujours rêvé d'écrire un roman qui ne finit pas, du moins jusqu'en 1927, date à laquelle il brûla le manuscrit de La Défense de l'infini, immense projet romanesque qui dépassait les limites traditionnelles du genre. C'est que l'écrivain qui fut surréaliste accorde bien plus d'importance à l'acte initiateur qu'à l'acte final, celui-ci n'étant que « la dernière […], la centième, la trois centième, la millième vibration du diapason, qui ne sait que son commencement » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 96). Reprenant le titre de la collection qui le publiera, Aragon en profite pour métaphoriser la conception qu'il se fait du récit à l'aide de la notion de « sentier », notion qui lui permet de toucher à la problématique du commencement et de la fin :

Au fait, un sentier n'a pas nécessairement de fin, il peut s'effacer, il s'efface. Il a nécessairement un commencement. Sans quoi il ne commencerait pas. Commencer, c'est parler, écrire. Finir, ce n'est que se taire. C'est pourquoi tout compte fait, j'attache plus d'importance à la phrase de début qu'à la phrase terminale. Tant qu'il n'y a pas de commencement, un sentier n'est pas un sentier. (Ibidem.)

Il existerait un auteur qui serait capable, selon Aragon, d'écrire des romans qui « commencent sans fin » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits, p. 147), il s'agit de Samuel Beckett. Ce serait dans les écrits de l'écrivain irlandais que « le dernier mot de chacun d'entre eux est le premier. Que le chemin parcouru naît d'où il finit. Que chaque phrase en est à la fois le début et le terme ». Il est vrai, en effet, que Beckett faisait de son écriture une pratique pour le moins contradictoire : le début d'un récit étant souvent le début d'une histoire qui ne commence pas vraiment, et à l'inverse, la fin d'un récit n'étant pas vraiment une clôture formelle. À titre d'exemple, Aragon cite le commencement du roman intitulé l'Innommable : « Où maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je […] ». Nous pourrions ajouter à cette citation la fin de En attendant Godot (« Ils ne bougent pas ») ou de Molloy, qui se termine sur des propositions divergentes qui laissent le lecteur dans un doute absolu concernant l'achèvement réel du récit : « Est-ce à dire que je suis libre maintenant ? Je ne sais pas. J'apprendrai. Alors je rentrai dans la maison et j'écrivis. Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n'était pas minuit. Il ne pleuvait pas » (Molloy l'Explusé, p. 284).

Par ces exemples, Aragon veut montrer de quelle manière les romans de Beckett laissent à proprement parler sur leur faim (ou fin, plutôt), sur une absence qu'Aragon admire. Aragon évoqua à de nombreuses reprises son désir d'écrire un roman qui ne se laisse pas marquer par les limites physiques du livre, un roman littéralement infini. Cette réflexion sur l'infini, qui n'est jamais parfaitement théorisée et a souvent trait à un désir de subversion totale des limites imposées au genre romanesque, traverse toute l'oeuvre d'Aragon et nous pourrions d'ailleurs analyser cette dernière à l'aune de cette problématique : selon que les écrits tendent concrètement vers ce désir ou s'en éloignent. Aragon formula en effet de deux façons la problématique des limites de l'écriture et de la possibilité de toucher à l'infini par la littérature. La première manière de considérer le problème revint à envisager la question sous son angle le plus direct, en envisageant un récit immense qui dépasse les limites du genre romanesque (en longueur, en style d'écriture, en transgression), c'est le projet qui sous-tend La Défense de l'infini. La deuxième façon d'aborder et de toucher à cet infini littéraire se fait en dépassant le récit par sa signification, son sens, un sens qui va irradier dans la réalité concrète de notre existence.

Aragon développera cette dernière idée plusieurs années après l'échec de La Défense de l'infini, dans la postface du Monde réel intitulée La Fin du « Monde réel », sorte de double réponse à son vaste projet du passé qui, en plus d'avoir tendu vers une autre réalité, ne trouva aucune fin réelle si ce n'est dans un brasier allumé sur le parquet d'une chambre d'hôtel à Madrid. Aragon développe donc une nouvelle réflexion sur le roman et la littérature suite à la destruction de La Défense en 1927. Cette nouvelle façon de penser l'écriture et sa portée se fera autour de l'idée d'au-delà, d'un au-delଠvers lequel tend le langage romanesque : « Je tiens le roman pour un langage qui ne dit pas seulement ce qu'il dit (l'anecdote, les personnages), mais autre chose encore, et peut-être que c'est le défaut de ce mystérieux autre chose […] qu'avait en vue Lautréamont [...] reprochant de ne pas conclure, reproche sur la signification duquel il ne serait pas mauvais de réfléchir » (Œuvre romanesque complète, v. 4, p. 620). Mais avant d'apprendre à savoir conclure comme Lautréamont et avant d'en arriver au cycle du Monde réel, Aragon est donc passé par ce projet monstrueux que fut La Défense de l'infini, projet qui va nous permettre de pouvoir réfléchir sur les pouvoirs et les limites que confère Aragon au genre romanesque.

La Défense de l'infini est le plus grand roman jamais pensé par Louis Aragon. Commencé en 1923, il aurait été brûlé, à l'en croire, en 1927. Parlant de ce roman, Aragon le définit comme « les quinze cents pages alors écrites et les cent personnages mis au monde » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 44). C'était un roman, écrit-il dans Les Incipits, « où l'on entrait par autant de portes qu'il y avait de personnages différenciés. […] Tous les romans que j'ai écrits avant ou après celui-là, bien plus tard, n'auront été que jeux d'enfant, par comparaison » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 46). Aragon voyait dans La Défense un vaste projet de réformation du genre romanesque : « La Défense de l'infini allait me faire passer (verser, plutôt) du roman traditionnel qui est l'histoire d'un homme, au roman de société, où le nombre même des personnages retire à chacun le rôle de héros, pour créer le héros collectif » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 49). L'idée d'un héros collectif, de même que celle d'un roman de société, permet de saisir le changement de vision qui se jouait à l'époque chez l'ancien surréaliste.

La Défense avait pour but de faire naître une nouvelle société dans laquelle les personnages ne suivraient plus la structure traditionnelle du héros et des personnages secondaires, mais où chacun d'eux seraient mis sur un même pied d'égalité, au sens ou aucun ne se démarquerait plus que les autres : « je proclamais que le roman n'aurait pas de héros, de personnages » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 62). Cette vision anti-romanesque, au sens où elle brise les structures classiques du roman, n'est pas nouvelle chez Aragon, elle relève d'une réflexion et d'une tentative constante de renouveler un genre qui fut critiqué par les groupes avant-gardistes dont il fit parti. Ainsi, La Défense est considérée comme « le comble et la négation du roman » en ce sens qu'Aragon était « en proie à la tentation d'en finir avec lui, […] avec tout roman, ou d'étendre au contraire le roman à des contrées jusqu'alors tenues pour des déserts, des terres à jamais incultes, d'infranchissables taillis » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 53). Il est particulièrement intéressant de se pencher sur cette attitude paradoxale avec laquelle Aragon aborde l'écriture de La Défense. Elle permet de comprendre l'aporie de l'écriture de ce roman à la fois que le changement qui se jouera par la suite dans l'écriture romanesque aragonienne. Aragon est en effet en train de réaliser, progressivement et durant l'écriture de La Défense, qu'il s'attaque à une tâche herculéenne et, qui plus est, vaine.

Car dans la double tentative de réformation du roman et de destruction des structures traditionnelles, Aragon se rend compte rapidement (après quatre années de recherche quand même) que reformer le roman, le pousser toujours plus loin dans ses innovations, dans sa longueur, revient peu ou prou à remplir un tonneau percé. Il s'avère en effet que le roman peut adopter toutes les formes littéraires possibles, qu'il peut s'étendre physiquement sur 2,1 millions de mots comme Artamène ou le Grand Cyrus ou sur 6 mots, c'est le fameux « For sale: baby shoes, never worn » d'Ernest Hemingway (bien qu'on pourrait discuter longtemps du genre réel de ce court texte). Ainsi, l'écriture de cette « nouvelle espèce de roman enfreignant toutes les lois traditionnelles de ce genre, qui ne soit ni un récit (une histoire) ni un personnage (un portrait) » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 54), emporte Aragon vers une tâche vouée d'avance à l'échec ou à la régression à l'infini, car, avec le roman, toutes les innovations sont possibles. Les manuscrits restants de La Défense nous permettent de pouvoir évaluer la pluralité des techniques utilisées par Aragon dans l'écriture de son « roman des romans ». Entre l'écriture automatique de Moi l'abeille j'étais chevelure et le monologue intérieur du vieillard paralysé dans Le Con d'Irène, La Défense avait pour fonction d'amalgamer toutes sortes de récits et de styles.

Comment pouvons-nous donc comprendre l'échec de La Défense ou du moins la destruction des 1500 feuillets ; et en quoi celle-ci nous permet de réfléchir sur le sens que donne Aragon au roman ? Pour comprendre la défaite de ce projet il faut s'en remettre bien sûr aux événements de la vie personnelle d'Aragon : sa relation difficile avec la riche Nancy Cunard, la critique incessante des surréalistes à l'égard de l'écriture romanesque… Mais comme l'a montré récemment Lionel Follet dans la nouvelle publication augmentée de La Défense, les hypothèses sur la destruction et les conditions de l'écriture sont vagues et peu certaines, elles reposent en grande partie sur les propos de l'auteur. Plutôt que de tomber dans de l'autobiographisme littéraire, tâchons plutôt de comprendre la place centrale que tient cette oeuvre par rapport à ce qui la précède et aux changements qui lui succèdent. La disparition de La Défense amène Aragon à bouleverser sa vie et son écriture romanesque : il se sépare de Nancy, il rompt les ponts avec Breton en 1930, il s'engage politiquement et surtout il entame en 1934 un nouveau cycle qu'il nommera Le Monde réel. Aragon s'est trouvé, comme il l'explique dans Les Incipits, face à un vide en écrivant La Défense.

Sans doute faut-il comprendre ce vide, qui est souvent rattaché à cette impossibilité de conclure, comme un goût trop prononcé pour le commencement, pour ce qui ne finit pas et (au final) ne se constitue pas comme sens. La Défense était de fait un roman qui, à l'instar des écrits de Beckett, ne s'est pas conclu et ne devait pas conclure. Aragon avait en effet le projet de faire terminer son roman « dans une sorte d'immense bordel […] [avec] la défaite de toutes les morales, dans une sorte d'immense orgie » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 49). Cette conclusion qu'aurait dû apporter Aragon à la fin de son roman n'offrait pas, en effet, de « morale », elle n'était pas porteuse d'un message, d'un sens, mais bien d'un non-sens, celui de l'orgie et de la disparition de la morale. Aragon a bien pris conscience des pouvoirs de l'écriture romanesque, il sait que celle-ci contient en elle tous les possibles de la création littéraire. Sans doute fallait-il arriver vers un point de non retour personnel et artistique pour pouvoir comprendre que le destin du roman n'est pas dans le dépassement de sa forme, plastique à outrance, mais dans le sens qu'on lui donne.

Malgré le changement de cap qu'entame Aragon après La Défense de l'infini, force est de constater que ce roman contenait déjà le germe de ce qui lui succède : « le rêve du passage de l'individu à la vie collective » (Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits , p. 48). L'idée d'un changement de statut du héros, exposée par Aragon dans Les Incipits, qui veut créer ce qu'il nomme un héros collectif, marque le passage d'une conception individualiste de l'art à une conception désormais orientée vers le collectif et la communauté. Cette annonce du Monde réel est aussi le départ d'un engagement politique au sein du parti socialiste. Avec le Monde réel et en particulier avec Les Communistes, Aragon se fait le porte-parole d'un art nouveau, mis au profit du réalisme-socialiste. Nous sommes loin, du moins en apparence, du Aragon expérimentateur de la période surréaliste. Il ne faut pas cependant se méprendre, car la conception artistique du réalisme socialiste qu'exprime Aragon est loin d'être un art de propagande et de soumission naïve aux principes communistes. Ses romans, certes, prennent une nouvelle tournure, ils deviennent plus « classiques » au sens où ils se structurent autour d'une histoire qui commence et qui finit : la conclusion fait enfin son apparition.

Les romans d'Aragon, comme il l'explique lui-même, disent désormais quelque chose de plus, ils s'illimitent, mais à travers le sens qu'ils offrent désormais au lecteur : « Le roman est à mon sens un langage qui ne dit pas seulement ce qu'il dit, mais autre chose encore, au-delà » (Œuvres romanesques complètes , v. 4, p. 624). Cet au-delà n'a cette fois-ci plus rien à voir avec l'ancienne tentative de dépassement des conventions traditionnelles, il a rapport à une conception politique de la littérature : « une conception que j'ai du roman, […] une conception fort ambitieuse que j'ai du roman : je crois que là, et nulle part ailleurs, on peut toucher à ce qui est proprement l'homme. À la formation de la conscience dans l'homme. Dans ses rapports avec les autres que, pour simplifier, on appelle la politique » (Œuvres romanesques complètes , v. 4, p. 624). Le roman investit une nouvelle fonction politique, il prend acte de la vision socialiste de l'homme : « L'art nouveau est nécessairement un réalisme nouveau, […] un réalisme actif, aussi loin qu'il est possible de l'art pour l'art, un réalisme qui a l'ambition d'aider l'homme, de l'éclairer dans sa marche, qui tient compte du sens de sa marche, qui se tient à l'avant-garde de celle-ci. […] ce réalisme nouveau ne peut que s'appeler réalisme socialiste » (J'abats mon jeu, p. 165). Est-ce à dire pour autant qu'Aragon écrit des romans à thèses ? L'auteur s'en défend, car pour lui Les Communistes ne s'est jamais limité à faire l'apologie du parti, bien au contraire, il en relevait les empêchements et les conflits d'intérêts qui se jouaient en son sein. Le réalisme socialiste « n'est pas une conception de l'art fixée une fois pour toutes, qu'on peut apprendre, qui répond à des recettes. Le réalisme socialiste, tel que je l'entends, n'est pas nécessairement ce qu'ici l'on appelle ainsi, ni non plus ce que chaque écrivain soviétique nomme de ce nom » (J'abats mon jeu, p. 137). C'est pour cette raison qu'Aragon n'hésite pas à englober dans sa vision du réalisme les artistes du mouvement cubiste ou Picasso en tant que leurs différentes démarches artistiques ne reflètent pas passivement ce qui existe, mais ouvrent à de nouvelles dimensions du réel.

Dès lors, on comprend mieux Aragon lorsqu'il explique dans sa Postface au Monde réel qu'il n'a « jamais cessé de penser…, que dans surréalisme, il y a réalisme. Ce qui n'est pas une boutade. En tout cas, c'est par ce chemin-là que j'ai accédé au réalisme » (Œuvres romanesques complètes, v.4, p. 630). L'art réaliste n'a pas pour fonction de dire la réalité telle qu'elle est, mais bien de signifier un au-delà de celle-ci. L'art romanesque aragonien n'est pas un art de reproduction réaliste au sens premier du terme, il laisse toute la place au processus de création et d'invention imaginaire, mais il les subsume au nom du principe de connaissance. Cette conjonction entre création et invention, Aragon la théorisera avec plus ou moins de précision à partir de la notion de « mentir-vrai ». Cette notion permettra à Aragon de justifier, notamment auprès du Parti, la pratique d'un art romanesque à la fois créatif et véridique. Développée pour la première fois dans la nouvelle du même nom (Le mentir-vrai, 1964), elle caractérise à elle seule l'art romanesque aragonien des romans qui seront écrits ultérieurement : « L'art du roman, c'est de savoir mentir… pour donner de la profondeur » (Aragon, p. 221).

À partir de 1965 et de la publication de La Mise à mort, Aragon débute une nouvelle phase romanesque qui fait du roman un outil épistémologique mis au service de la vérité, d'une vérité qui ne se limite pas au parti, mais va chercher au plus profond de son expérience de la réalité. On a tendance à dire que la nouvelle Le mentir-vrai est l'art romanesque de Louis Aragon, c'est parce qu'Aragon lui-même la tenait pour telle. Mais c'est bien dans les deux romans qui lui succèdent, La Mise à mort et Blanche ou l'oubli, qu'Aragon expose le plus clairement sa thèse sur le roman.

Dans le premier roman, un certain écrivain réaliste, du nom d'Anthoine Célèbre, se questionne sur son passé, du temps où il s'appelait Alfred et n'était pas encore l'écrivain que sa femme, Fougère, fit naître en lui en chantant le chant d'Ingeborg d'Usher. Nous allons apprendre qu'Alfred, bien qu'il soit un personnage du passé, est toujours vivant en Anthoine et qu'il revendique avec véhémence l'amour de Fougère. Par ce roman, Aragon pense sa propre situation, vis-à-vis de sa personne publique et privée, de la vieillesse et de son amour pour Elsa, celle qu'il aime et admire avec jalousie parfois. La Mise à mort est l'oeuvre par laquelle Aragon cherche à retrouver sa propre réalité, celle qui dépasse sa persona publique et intime et lui permet de débrouiller ses questionnements. Le roman, explique-t-il, est « un miroir où je vois en moi les autres quand j'ai l'air de m'en détourner, où, quand je l'ai de ne voir que les autres, c'est moi que je découvre en eux » (La Mise à mort, p. 154). La Mise à mort est donc bien la mise en scène de l'hypothèse romanesque qui fait du roman, malgré son caractère fictif, c'est-à-dire son mensonge, un passage possible vers la vérité :
Savoir ne me suffira jamais, et jamais ne me dispensera de mentir. Mentir est le propre de l'homme. Qui a dit ça ? Moi, sans doute. C'est par cette propriété du mensonge qu'il avance, qu'il invente, qu'il conquiert… C'est par cette hypothèse qu'il se dépasse, qu'il dépasse ce dont il peut témoigner, ce qu'il tient d'autrui ou de l'expérience. (…) La forme la plus haute du mensonge, c'est le roman, où mentir permet la vérité. (La Mise à mort, p. 178)

Le roman Blanche ou l'oubli poursuit cette réflexion sur l'écriture romanesque. Il va plus loin cependant puisqu'il met en abîme le travail de l'écriture. Dans ce roman, Gaiffier, un linguiste, est abandonné par sa femme et entreprend l'écriture d'un journal intime afin de comprendre les raisons de cette rupture. Faisant face aux oublis qui jonchent le processus de remémorations, Gaiffier imagine une femme, Marie-Noire, qui écrirait son histoire, à lui et à Blanche. Grâce à un troisième personnage au regard objectif, Gaiffier se sentirait enfin capable de faire face à ce voile de l'oubli qu'il jette plus ou moins consciemment sur son existence. Par ce procédé, Aragon fait du mentir-vrai la thèse centrale du roman:

Dans ce roman, ce sont les romans qui sont le sujet du roman. La thèse de Gaiffier, c'est que le roman est un instrument pour la connaissance de l'homme, une véritable science de l'homme. C'est par le roman qu'il cherchera à comprendre ce qui se passait il y a trente ans dans Blanche, sa femme, et les raisons qu'elle a eues de le quitter après vingt ans de vie commune (…) La lecture d'un roman jette sur la vie une lumière. (La Mise à mort, p. 2)

Ainsi, lorsque Blanche viendra rencontrer Gaiffier dix-huit ans après leur rupture dans sa petite maison de Haute-Provence, c'est sans surprise que nous voyons cette dernière confirmer les hypothèses proposées par Marie-Noire sur les raisons de leur séparation.

Saisir la recherche romanesque de Louis Aragon dans sa diachronie permet de comprendre l'évolution d'une pensée qui fait du roman son principal outil d'expérimentation. De la recherche surréaliste au cycle du Monde réel, en passant par La Défense de l'infini, Aragon n'a cessé de changer sa vision de l'art et du roman. Pourtant il est une constante dans son oeuvre : le roman a toujours été le genre par lequel il cherchait à renouveler sa vision de l'art. Œuvre de propagande ou d'expression de son amour pour Elsa, la poésie touchait quant à elle à des thèmes pour lesquels Aragon ne doutait point. À l'inverse, le roman aragonien n'a cessé de changer, d'être remis en question. Sans doute cela relève t-il de la forme du roman lui-même. Indéfinissable si ce n'est pas son caractère infiniment plastique, le roman a été l'objet sur lequel Aragon est allé jusqu'à l'épuisement total de ses forces.

Avec le changement de cap entamé par le Monde réel et plus tard La Mise à mort et Blanche ou l'oubli, Aragon a bouleversé sa vision de l'acte romanesque. Cessant de partir à la quête de l'infini et d'une modification constante de la forme du roman, qui est en elle-même parfaitement malléable, il s'est tourné vers le message que pouvait offrir le roman, soit son sens. Peut-être les derniers romans font pâtir la crédibilité des personnages à cause d'une vision trop fixée et utopique du roman, comme cette Blanche qui vient répéter toutes les hypothèses pensées par le personnage fictif Marie-Noire ; peut-être avons-nous trop affaire à des thèses et non plus à des personnages dans lesquels vivent tous les possibles romanesques, comme on pouvait le sentir dans les personnages imprévisibles présents dans Le Con d'Irène. Il serait cependant difficile de faire ce reproche à Aragon quand ce dernier a eu le courage et le mérite de faire pour nous le travail d'expérimentateur littéraire en nous aidant à comprendre et en proclamant que c'est ultimement en donnant du sens aux romans que le lecteur pourra à son tour participer d'une réflexion qui va au-delà du littéraire pour éclairer sa propre vie, sa société, le roman qu'il écrit de ses actes.

Bibliographie

Ouvrages cités

La présente bibliographie se concentre majoritairement sur les écrits non romanesques et non poétiques de Louis Aragon (essais, postfaces, allocutions, entretiens).

Pour une saisie plus ample de la définition du roman par Louis Aragon, il resterait à recenser les correspondances de l'écrivain et les références relatives à l'art du roman que l'on pourrait trouver au sein des écrits romanesques et poétiques.

Les essais :

Louis Aragon, J'abats mon jeu. Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1959

Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits. Genève, Skira, 1969

Préfaces et postfaces :

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 1

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 3

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 4

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 5

Citations

Louis Aragon, J'abats mon jeu. Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1959.

« Donner à lire »
« Car le roman est une grande invention de l'homme, et je le répète, cette invention-là porte précisément le nom de l'ancien langage français comme pour dire que le roman est une chose de France, invention de chez nous, et qui convient à la forme de notre esprit et même plus : de notre langage, c'est-à-dire de notre bouche, de nos lèvres. » (p. 74)

« Et si le roman sert à éduquer et à former, c'est souvent parce qu'il contient de belles, de pures histoires d'amour. Oui, c'est l'un des grands mérites du roman que d'avoir si souvent exalté l'amour qui unit l'homme et la femme, et qui est la haute source de la vie. » (p. 75)

« Paroles à Saint-Denis »
« C'est ainsi que je travaille : avec une vue générale de ce que j'entreprends, mais non point prisonnier d'un plan fixe, et mon roman, mes personnages, les lieux qu'ils traversent, le décor presque à chaque pas prennent sur moi, l'auteur, un pouvoir absolu : je ne les conduis plus, ce sont eux qui me mènent. » (p. 77)

« L'auteur parle de son livre »
« Au fond, je ne suis pas très romancier… Il s'agit toujours chez moi d'idées auxquelles j'essaie de donner un corps, un visage. » (p. 92)

« Il faut appeler les choses par leur nom »
« Ce pour quoi je vis, ce qui est mon désir dominant, prend sa réalité dans un monde de contradictions, dans la coexistence d'hommes et de femmes en désaccord, et ne peut se définir que par opposition. Il n'y a pas de lumière sans ombre. Un livre sans ombre est un non-sens, et ne mérite pas d'être ouvert. » (p. 136)

« Le réalisme socialiste, pour l'appeler par son nom, n'est pas une conception de l'art fixée une fois pour toutes, qu'on peut apprendre, qui répond à des recettes. Le réalisme socialiste, tel que je l'entends, n'est pas nécessairement ce qu'ici l'on appelle ainsi, ni non plus ce que chaque écrivain soviétique nomme de ce nom. » (p. 137)

« Je ne me laisse pas cantonner à une forme comme une fin, mais comme un moyen, et que ce qui m'importe c'est de donner portée à ce que je dis, en tenant compte des variations qui interviennent dans les facultés de ceux à qui je m'adresse, ce qui importe c'est de forcer leur attention, leur mémoire […] » (p. 163)

« L'art nouveau est nécessairement un réalisme nouveau, […] un réalisme actif, aussi loin qu'il est possible de l'art pour l'art, un réalisme qui a l'ambition d'aider l'homme, de l'éclairer dans sa marche, qui tient compte du sens de sa marche, qui se tient à l'avant-garde de celle-ci. […] ce réalisme nouveau ne peut que s'appeler réalisme socialiste » (p. 165)

Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire ou Les Incipits. Genève, Skira, 1969

« Mais enfin, quand j'y repense, il n'en reste pas moins que j'avais commencé d'écrire, et cela pour fixer les « secrets » que j'aurais pu oublier » (p. 13)

« Moi, je ne fais des calculs que pour voir surgir sur le papier des chiffres, des nombres inattendus, dont le sens m'échappe, mais après quoi je rêve » (p. 13)

« Le romancier, tel qu'on se l'imagine, est une espèce d'ingénieur, qui sait fort bien où il veut venir, résout des problèmes dont il connaît le but, combine une machine ou un pont, s'étant dit je vais construire un pont comme ci ou une machine comme ça. Voilà soixante-cinq ands que je me paye la tête de ceux qui ne doutent point que j'en agisse ainsi, puisque je devais avoir six ans quand j'ai commencé ce manège. C'est-à-dire à la fin de 1903 ou au début de 1904. Jamais je n'ai écrit une histoire dont je connaissais le déroulement, j'ai toujours été, écrivant, comme un lecteur qui fait la connaissance d'un paysage ou de personnages dont il découvre le caractère, la biographie, la destinée. D'emblée, me semble-t-il, cela se voit dans le « roman » daté 1903-1904, Quelle âme divine ! qui est tout ce qui m'est resté de cette époque, et c'est peut-être pourquoi je l'ai mis en tête, vingt ans plus tard, du recueil de contes et nouvelles intutilées Le Libertinage. » (p. 14)

« […] on voit bien que le développement est aussi purement imaginaire que le commencement, l'incipit à proprement parler. Je pourrais aller de bout en bout du livre, d'incipit en incipit, pour en démontrer partout le mécanisme. » (p. 18)

« Ce qui me retient, c'est le mécanisme étrange de l'homme écrivant à partir d'une phrase, d'une image, d'une oeuvre ancienne qui l'amène au contraire de l'acte académique, de l'oeuvre d'érudition. » (p. 23)

« Il y a plusieurs façons de se jeter à l'eau. Plonger. Tomber. Se débattre. Je me jette à l'eau des phrases comme on crie. Comme on a peur. Ainsi tout commence… D'une espèce de brasse folle inventée. Dont on coule ou survit. […] j'explique d'où le roman part. »(p. 31)

« […] André au cours d'une conversation pour la première fois tente devant moi de donner pour point de départ, pour fait premier de l'orientation surréaliste de l'esprit la phrase de réveil (il faut savoir que jamais, au premier temps des expériences d'écriture automatique, c'est-à-dire en 1919, et même pendant au moins trois ans et demi, cette source n'avait été invoquée, et que ce n'est qu'après qu'il fut déjà habitué au mécanisme d'abolition de la censure par la vitesse d'écriture, qu'A.B. commença de dire que la dictée pour lui partait d'une phrase entendue). Alors, je m'écriai que c'était là précisément pour moi, le départ du roman, l'origine de cette incompréhensible activité de l'esprit, à quoi tant de gens semblaient s'être adonnés sans jamais s'interroger sur son origine : en d'autres termes qu'il y avait exactement la même nécessité, le même arbitraire aussi entre la phrase de réveil et le texte surréaliste qu'entre le roman et la phrase, le plus généralement absurde, de quoi l'esprit dérive dans le roman. Tout se passe comme si A.B. n'avait simplement rien entendu de ce que je disais. » (p. 39)

« je ne cherche pas à expliquer ce qui s'écrit par la vie de l'homme qui écrit. Simplement je constate le parallélisme de deux processus, l'un qui se reflète dans l'écriture, l'autre dans la biographie. Et je risque cette hypothèse que, au début de la création, phrase de réveil, incantation initiale, incipit de telle ou telle nature, le bizarre ou le dérisoire des mots surgis joue en moi le rôle de ce qu'on appelle aujourd'hui un échangeur, m'oriente sur une route inattendue de l'esprit et, par un geste détourné, me détermine, homme ou créateur, dans l'invention de vivre ou d'écrire. Tout début d'un poème ou d'un roman, fait renaître la vieille image d'Hercule au carrefour, qu'on a toujours considérée comme une fable pédagogique, une fable du destin de l'homme, de sa conduite dans la vie. Pour moi, la phrase surgie (dictée ?) d'où je pars vers quelque chose qui sera le roman, au sens illimité du mot, a ce caractère de carrefour, sinon entre le vice et la vertu, du moins entre se taire et dire, entre la vie et la mort, entre la création et la stérilité. Et cela se passe non point au niveau de la volonté, de la décision herculéenne, mais dans le choix, l'arbitraire des mots empruntés (à qui ? pourquoi ?) comme par l'étrange détour de l'échangeur. Une constellation de mots, appelée ordinairement phrase, joue ainsi le rôle du destin, pour la pensée. Au contraire de ce qu'il est coutume de croire, Je suis donc je pense, l'être commandant le créer. » (p. 46)

« De ce que fut, ou voulait être, ou se trouvait en voie de devenir La Défense de l'Infini, peut-être y a-t-il encore de ce monde quelques amis pour se souvenir de ce que je leur en ai dit. Mais moi-même j'en ai oublé le principal. Il m'en reste pourtant ce souvenir que la multiplicité des personnages était née de l'intrication de récits différents chacun ayant pour le commander son commencement, je veux dire une phrase tournant sur l'univers propre à ce personnage, de quoi, par quoi se déterminait un autre roman. Une autre route. C'était un roman où l'on entrait par autant de portes qu'il y avait de personnages différenciés. Je ne connaissais rien de l'histoire de chacun de ces personnages, chacun était déterminé à partir d'une de ces constellations de mots dont je parlais, par sa bizarrerie, son improbabilité, je veux dire le caractère improbable de son développement. Tous les romans que j'ai écrits avant, ou après celui-là, bien plus tard, n'auront été que jeux d'enfant, par comparaison. Mais tous pourtant auront eu ce même caractère de non-préméditation qui leur est commun. En fait, et c'est ce qu'il faut comprendre, je n'ai de ma vie, au sens ou l'on entend ce verbe, écrit, un seul roman, c'est-à-dire ordonné un récit, son développement, pour donner forme à une imagination antérieure, suivant un plan, un agencement prémédité. Mes romans, à partir de la première phrase, du geste d'échangeur qu'elle a comme par hasard, j'ai toujours été devant eux dans l'état d'innocence du lecteur. Tout s'est toujours passé comme si j'ouvrais sans en rien savoir le livre d'un autre, le parcourant comme tout lecteur, et n'ayant à ma disposition pour le connaître autre méthode que sa lecture. Comprenez-moi bien, ce n'est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n'ai jamais écrit mes romans, je les ai lus » (p. 47)

« La Défense de l'infini allait me faire passer (verser, plutôt) du roman traditionnel qui est l'histoire d'un homme, au roman de société, où le nombre même des personnages retire à chacun le rôle de héros, pour créer le héros collectif. J'étais bien loin, en ce temps-là, d'apercevoir que cela devait me mener vingt-deux ans plus tard à écrire Les Communistes. Il en a pourtant été ainsi » (p. 49)

« Tandis que j'écrivais ce roman qui était à la fois le comble et la négation du roman, j'étais en proie à le tentation d'en finir avec lui, je veux dire avec tout roman, ou d'étendre au contraire le roman à des contrées jusqu'alors tenues pour des déserts, des terres à jamais incultes, d'infranchissables taillis » (p. 53)

« Je cherchais, en même temps que je poursuivais le défi d'un roman-comble, d'un « roman des romans » (j'avais songé à l'annoncer ainsi) à faire naître à partir du roman reconnu tel, une nouvelle espèce de roman enfreignant toutes les lois traditionnelles de ce genre, qui ne soit ni un récit (une histoire) ni un personnage (un portrait), et que la critique devrait par suite envisager les mains nues, sans aucune des armes avec lesquelles elle a beau jeu d'exercer sa stupide cruauté, puisqu'il n'y avait plus de règles du genre. Il ne s'agissait d'ailleurs pas de désarmer la seule critique : ma tâche était plus difficile, car, ce roman qui n'en serait pas un, je l'écrivais, je m'imaginais l'écrire, pour démoraliser mes amis, ceux qui se proclamaient les ennemis irréductibles de tout roman. Tout en lisant, eux, Le Moine de Lewis, ou Restif de la Bretonne. » (p. 54)

« Tandis que se poursuivait, toujours plus ou moins en secret, malgré les doutes, les colères que je prenais de moi-même, l'écriture de La Défense de l'Infini, l'histoire d'une centaine ou plus de personnages s'acheminant vers leur enfer, minutieusement tissé, tressé, dressé sous leur pas comme un piège où les précipiter, en même temps que ce roman se développaient en moi des tentations diverses, au-delà de ce roman même, et je commençais à raconter comme si je l'écrivais non ce que j'écrivais, mais ce que j'écrirais après. Dans ces propos perdus, se dessinait une sorte de prédilection de l'avenir du roman, qu'il gardât son ou l'égarât, s'égarât ; par contrepoids à La Défense, je proclamais que le roman que j'allais écrire n'aurait pas de héros, de personnages, que le héros en serait soit une abstraction, ou de préférence une chose. » (p. 62)

« J'avais commencé à porter attention aux phrases initiatrices des romans, et à leur trouver une espèce de signification magique, comme à des Sésames, ouvre-toi ! Peu à peu j'en vins à discerner le rôle de clefs joué par les débuts de roman, je me mis à penser que c'était là ce que Stendhal, étendant la notion d'incipit avait pressenti quand il disait, encore vaguement, que tout roman devait apporter du nouveau dès la première ou au moins la deuxième page. » (p. 77)

« Ce que j'avance quant à moi, c'est qu'au moment où l'expérimentateur semble élire la phrase-seuil du roman, et en réalité ne fait que la lire, se produit une réaction d'où dépend la suite de la lecture, et naît un corps imprévisible, d'un affrontement jamais tenté de substances, ainsi qu'un être nouveau de la « conversation » d'un homme et d'une femme. » (p. 78)

« Il n'y avait pas de Cloches de Bâle quand j'en écrivis la première phrase : Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa. Il n'y avait aucun avenir à cette phrase. L' « espace qu'elle ouvrait n'était en rien défini puisque aucun de ses termes ne le limitait : qui étaient les gens ici constituant le pluriel à personnes, qui était Guy, qui M. Romanet, et tout au plus pouvait-on déduire de la phrase que celui-ci n'était pas le père de Guy ou, s'il l'était, que cela ne devait pas s'avouer… » (p. 78)
« […] un nouvelle (publiée dans Les Œuvres croisées) qui s'appelle Le Mentir-vrai, et qui a pour moi valeur d'art romanesque, comme on dit d'art poétique. » (p. 92)

« Il me plaît que le développement romanesque soit comparé ainsi à un arc-en-ciel, et qu'en soit défini le caractère des phrases initiales et terminale. Pour moi, l'image serait un peu différente : je comparerais volontiers le romancier à un jongleur, dont la balle envoyée d'une main à l'autre suit la courbe, ici appelée arc, mais arrive dans l'autre main modifiée par l'espace parcouru, jouant son propre jeu en dehors du jongleur, qui ne peu que fermer la main sur elle. Parce que le roman sort de son début comme d'une source, mais l'eau s'en charge avant la mer de toutes les terres rencontrées, jusqu'à la phrase terminale qui en est comme l'accumulation. Et ainsi de suite, les images se valent » (p. 94)

« Comme j'ai entendu la première phrase (en un sens assez différent de l'audition de réveil), j'ai lu tout le reste, je le répète, dans la foulée du son, du la transmis, mais je dénie être pour quelque chose dans le choix. C'est moi qui ai été choisi par mes livres : me comprendra-t-on ?. » (p. 95)

« [Parlant d'un petit livre de Georges Braque, Mon tableau] Cette leçon qui nous est donnée par le romancier, en dehors de toute conception première du roman, de tout projet ou plan, prendre figure d'une lecture de la toile, comme si la toile « époussetée » apparaissait à l'oeil, ainsi que le texte lu que le regard « nettoie », pour comprendre, de cette autre poussière, l'écriture. Et, dans le même temps, constitue en tant qu'inscription, l'exemple même de la pensée par l'écriture. Car il est de toute évidence qu'ici, Braque découvre sa phrase comme le tableau : elle est de l'autre côté de l'incipit. Il ne savais pas ce qu'il allait dire, c'est de le dire qui le lui faire dire. Initialement, il n'y avais que le parleur (Quand je commence… il me semble) et l'objet du roman, le tableau, ne nous est proposé que comme une hypothèse. Si, donc, le tableau est de l'autre côté, la toile une poussière blanche qui le recouvre… et ici s'achève l'hypothèse, et commence le second mouvement de l'esprit : Il me suffit de l'épousseter. Alors apparaissent les personnages du roman, les instruments, sans lesquels tout roman n'est qu'un discours : trois petites brosses à dégager trois couleurs différentes, les éléments du drame ou de l'action, comme il vous plaira. La dernière phrase est la morale : Lorsque tout est nettoyé, le tableau est fini. La leçon. » (p. 130)

« Tout au long de ces cent et quelque pages, comme Roussel tout au long de son existence et de son oeuvre étant hanté de Jules Verne, je ne pouvais me retenir de penser, quand dans cet espace de notre vie, il y a eu un homme qui a été son propre Jules Verne, l'explorateur d'un espace à la fois toujours ouvert et toujours clos, je veux dire pour qui rien en fait ne début ni ne finit […], il s'appelle Samuel Beckett » (p. 146)

« Ce qui donne aux romans de Samuel Beckett ce caractère incomparable, c'est qu'ils commencent sans fin. Vous m'entendez ? Je veux dire que même le dernier mot de chacun d'entre eux est le premier. Que le chemin parcouru naît d'où il finit. Que chaque phrase en est à la fois le début et le terme. » (p. 147)

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 1

Avant lire ; Anicet ou le Panorama, roman
« À l'automne de 1930, je respectais encore les préjugés du milieu qui était le mien, et il m'eût été désagréable d'avoir à dire que j'avais entrepris d'écrire Anicet, comme c'est le fait, au Chemin des Dames, ou du moins devant le Chemin des Dames, en septembre 1918, le genre ancien combattant étant mal vu parmi nous, et le sans présomption de roman est une affirmation du même genre, car la volonté de roman ne nous apparaissait pas de moins mauvais goût que cette croix de guerre dont il me fallait rougir. » (p. 5)

Avant lire ; Le Libertinage
« Mais enfin les romans demeuraient la seule forme qui me semblât digne de moi et, jusqu'à mon entrée à l'école Saint-Pierre-de-Neuilly, en sixième, c'est-à-dire à la rentrée de mes dix ans, je n'ai jamais écrit rien d'autre. Il y en eut une soixantaine qui devenaient chaque année un peu plus longs, atteignant pour les derniers deux ou trois cahiers d'écolier, écrits recto et verso, prenant un caractère romantique, exotique, et surtout (sans un exception depuis l'époque des Rouné, qui étaient des romans contemporains) se passant, de préférence au Moyen Âge ou à la Renaissance, mais toujours dans un siècle défunt. » (p. 255)

« Je crois profondément ne penser, au sens plein du mot, que lorsque je donne la forme des lettres et des mots à ce qui se développe en moi. » (p. 256)

« Il arrive un jour où les mots font l'amour avec le monde. C'est là ce que, pour moi, et je ne demande à personne de trouver cela raisonnable, j'appelle réalisme. » (p. 256)

« Je l'ai dit, la volonté de roman allait à contrepied de cette conspiration au grand jour qui prit forme avec Dada, et se poursuivit dans le surréalisme, contre l'art, le roman, etc. On me passait difficilement cette activité suspecte, et peut-être étais-je pourtant le seul d'entre les conspirateurs à qui on la passa du moins dans les premiers temps. Télémaque récrit de devint une sorte de manifeste de l'écriture, à quoi se mêlent de purs et simples manifestes dada, je ne saurais aujourd'hui le faire figurer dans mon domaine romanesque. Pourtant, si, dans cette période qui va de l'éclatement de Dada à la formation du groupe surréaliste, mes amis m'eussent proprement chassé, prétendant récidiver dans la voie du roman, ils eurent encore cette indulgence à mon égard de tolérer que j'écrivisse de petites histoires, contes, nouvelles, scènes dialoguées, que je recueillis en 1923. […] Au reste ce grand manifeste initial (le scandale pour le scandale) était là pour me faire pardonner la part de l'imagination romanesque, c'était une grande précaution oratoire à l'usage de mes amis. » (p. 257)

« J'étais animé de deux désirs inverses et violemment égaux (je parle ici de ces conversations qu'on a avec soi-même) : d'une part, l'esprit de contradiction me portait à tenir tête à ceux-là que je considérais les miens, à eux précisément parce qu'il n'y avait qu'eux qui comptaient pour moi en ce monde, par cette volonté de fiction que je regardais comme une forme essentielle du lyrisme ; et, d'autre part, je voulais apporter dans ce royaume interdit la lumière noire de ma génération. Ainsi, semblant ressusciter le conte ou le roman, j'étais pris de la griserie d'innover, de détruire le roman par ses propres moyens. » (p. 266)

« J'étais presque assuré d'avoir réinventé le roman. Je me mis à en écrire un, décidé à la plus folle démesure. C'était tout d'abord un secret, que des poèmes masquèrent, et ce brusque exercice où j'entrai un beau jour, comme à la rechercher d'un nouveau langage, qui devint Le Paysan de Paris. En réalité, La Défense de l'infini, pour donner à ce feuilleton gigantesque le nom dont je l'affublais au hasard, avait commencé de s'écrire à Giverny, c'est-à-dire à la fin du printemps de 1923. Il sommeillait, repartait, prenait des proportions inquiétantes. À vrai dire, tout ce que j'écrivais, je prétendais le faire entrer dans ce roman-fantôme. Deux fragments contradictoires en parurent, l'un dans La Révolution surréaliste, l'autre, sous le nom de « Cahier noir » dans la Revue européenne, qui déchaîna un drame entre mes amis et moi […] et pour la volonté du roman, et pour cette incrédulité qu'il y avait en eux de l'existence fictive, de la création des personnages, se trouvant visés par le détail de hasard d'une phrase. » (p. 268)

Les Cloches de Bâle ; C'est là que tout a commencé…
« La volonté de roman… c'est là une expression dont j'ai fait souvent usage, mais non par commodité. Ce qu'elle désigne, c'est ce que je retrouve, reprenant mes textes anciens, même ceux qui semblent le plus s'en écarter. C'est la tentation longue, dans tout ce que j'écris, dont il faudrait peut-être retracer l'histoire. Si l'on inscrit par exemple, par un exemple à quoi me borner, Le Paysan de Paris au compte du surréalisme, il faut bien reconnaître, à comparer ce livre à ce que les autres surréalistes écrivaient, qu'il tire de la réalité ses racines, que sa raison d'être est la description. Quand se brisèrent les liens entre les surréalistes et moi, je l'ignorais, c'était en moi le réalisme qui revendiquait ses droits. » (p. 691)

« Pourquoi la décision réaliste, la conscience du réel fondent-elles la nécessité du roman ? Tout roman n'est pas réaliste. Mais tout roman fait appel en la croyance du monde tel qu'il est, même pour s'y opposer. Le roman, et peut-être à le maudire y avait-il cohérence à qui n'en voulais accepter les conséquences et le bien-fondé, le roman est une machine inventée par l'homme pour l'appréhension du réel dans sa complexité. Qu'on ait ensuite perverti la machine est une autre affaire. À chaque génération, il y a des esprits qui se spécialisent dans le « désespoir du roman », si j'ose dire. Cela dure depuis le Moyen Âge, mes compagnons ne faisaient que reprendre la démarche qui, au nom de la religion ou au nom de l'art de siècle en siècle, condamna les histoires contées. Mais si Cervantès bafouait le roman de chevalerie ou Stendhal le roman pour femme de chambre, il en sortait don Quichotte et Julien Sorel. Prétendre que c'en est fini ou que cela va en finit du roman, c'est vouloir considérer la réalité humaine comme fixée, immuable. Il y aura toujours des romans parce que la vie des hommes changera toujours, et qu'elle exigera donc des hommes à venir qu'ils s'expliquent ces changements, car c'est une nécessité impérieuse pour l'homme de faire le point dans un monde toujours variant, de comprendre la loi de cette variation : au moins, s'il veut demeurer l'être humain, dont il a, au fur et à mesure que sa condition se complique, une idée toujours plus haute et plus complexe. » (p. 692)

« L'extraordinaire du roman, c'est que pour comprendre le réel objectif, il invente d'inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l'écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l'ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. Ce qui est menti dans le roman sert de substratum à la vérité. On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur, et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l'épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. Le roman, c'est la clef des chambres interdites de notre maison. Les prophètes qui annoncent un monde sans romans pour demain ou après-demain imaginent-ils ce que cela serait, un monde sans romans? Je les en défie bien. En tout cas, ce sont des briseurs de machines. Ils rêvent d'en revenir à l'ignorance romanesque, d'anéantir ce moyen de connaissance qu'est le roman, de faire comme s'il n'avait jamais été. Supposons un instant que cette démarche antiphilosophique soit possible, et même que je ne sais quelle conspiration de forces, elle puisse se poursuivre un laps de temps tel qu'on oublie vraiment le roman, un siècle peut-être, que se passerait-il ensuite ? On réinventerait le roman, voilà tout.» (p. 692)

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 3

´¡³Ü°ùé±ô¾±±ð²Ô ; Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique…
« Parce que ce que dans ce que j'ai écrit, ´¡³Ü°ùé±ô¾±±ð²Ô ne soulève pas que la question d'´¡³Ü°ùé±ô¾±±ð²Ô et de ses comparses, mais en général la question du roman, de l'invention des personnages, de leur ressemblance avec des modèles multiples, des motifs profonds de l'auteur pour se livrer à ce mélange d'aveux, de portraits, de mensonges et de masques. » (p. 3)

« Ceci tenait à une idée que je me fais du roman : au contraire de ces écrivains pour qui l'art consiste à grossir, à accuser les traits, à mettre dans son jeu (à des fins de démonstration) des cartes irrécusables, à présenter les êtres fictifs sous un jour qui en aggrave les traits, j'estime pour ma part que le roman exige qu'on rende vraisemblables les individus et les faits en les ramenant à des proportions plus tolérables que celles de notre vie, des proportions qui ne soient pas celles des traîtres du mélodrame, mais qui correspondent à l'âme du lecteur plus qu'à la psychologie supposée du méchant. » (p. 5)

« Mais je disais que je crois nécessaire de montrer les hommes avec, en eux, une confiance qu'il m'importe peu au bout du compte d'avoir mal placée. De laisser à mes personnages les proportions humaines. Enfin j'ai toujours prétendu qu'il fallait non point regarder la réalité à la loupe, mais au contraire sous-écrire, se refuser à prendre argument des traits monstrueux de la réalité. Ce que je dis ici vaut, aussi bien que pour Leurtillois, pour les autres figures du roman. » (p. 6)

« Aujourd'hui, et c'est là sans doute en quoi la vie et l'histoire m'ont profondément changé, j'ai tendance à penser que ce qu'il y a de précieux dans le roman, c'est tout juste le lien entre le romanesque et le réel, ce qu'il y a dans le journal et ce qu'il y a dans une chambre quelque part entre un homme et une femme, par exemple. » (p. 10)

´¡³Ü°ùé±ô¾±±ð²Ô ; Appendice II
« […] j'ai toujours refusé (malgré la position proclamée des amis de me jeunesse) la condamnation du roman comme genre. Défendant les exemples qui pouvaient nous en être donnés, non pas rétrospectivement, mais dans l'écriture contemporaine, à chaque exemple d'un roman nouveau, avant qu'on ait songé à inverser les termes, et comme il me semblait qu'on devait avoir la naïveté d'écrire, précisément quand la condamnation du « roman-roman » sévissait dans ma génération même. » (p. 547)

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 4

La fin du « Monde réel »
« Je tiens le roman pour un langage. Un langage, comme on le verra, extrêmement ambitieux. Dont, il faut le reconnaître, ce n'est pas toujours l'usage le plus haut qui est fait. Mais, à vrai dire, dans ce domaine de la création où nous nous débattons, nous autres romanciers, nous sommes des manières de cosmonautes, placés dans l'apesanteur : aussi ne faut-il pas trop se hâter de juger que ceci ou cela doit être considéré comme le haut ou le bas. » (p. 618)

« Je tiens le roman pour un langage qui ne dit pas seulement ce qu'il dit (l'anecdote, les personnages), mais autre chose encore, et peut-être que c'est le défaut de ce mystérieux autre chose en eux qui fait beaucoup d'entre eux ce que Stendhal appelait les romans pour femmes de chambre, des romans comme ceux qu'avait en vue Lautréamont leur reprochant de ne pas conclure, reproche sur la signification duquel il ne serait pas mauvais de réfléchir. Le roman est à mon sens un langage qui ne dit pas seulement ce qu'il dit, mais autre chose encore, au-delà. C'est cet au-delà qui m'est précieux. » (p. 620)

« Je tiens le roman pour un langage, et dans toute manifestation d'un langage il y a deux composantes, de proportions certes variables, le langage proprement dit qui est l'accumulation des mots, des rapports synthétiques, le trésor commun d'une collectivité et, d'autre part, l'usage qui en est fait pas un individu, sa parole. Mais si je dis du roman qu'il est un langage, il faut entendre qu'il est langage et parole, c'est-à-dire usage individuel (par son auteur) du bien commun, avec cette particularité qu'il risque d'influer sur l'usage collectif de ce bien, c'est-à-dire de modifier le langage même. Processus qui n'est pas formel, car le langage risque d'être modifié dans sa forme, mais aussi dans ce qu'il dit. Le roman est une singulière invention humaine, une machine, au sens moderne de ce mot, à transformer au niveau du langage la conscience humaine. J'avais raison de dire que c'était un langage extrêmement ambitieux, lequel ne se contente pas de demander du feu à un fumeur rencontré sur la plate-forme de l'autobus. » (p. 621)

Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, v. 5

Blanche ou l'oubli ; prière d'insérer de l'édition originale
« Le roman n'est pas ce qui fut : mais ce qui pourrait être, ce qui aurait pu être. La lecture d'un roman jette sur la vie un lumière. » (p. 825)

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