Jean-Philippe Toussaint
(1957-...)
Dossier
Le roman selonJean-Philippe Toussaint
Le roman selon Jean-Philippe Toussaint, par Kiev Renaud, 28 mars 2016 |
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Bien loin de nourrir le mythe du génie créateur, Jean-Philippe Toussaint (1957 — …) dévoile sans pudeur les rouages de son travail. Sur son , disponible en neuf langues et qu'il a mis sur pied lui-même, l'écrivain belge convie ses lecteurs dans son atelier: il y publie ses brouillons, ainsi que des correspondances et des enquêtes nécessaires à son travail (un échange de courriels avec un commandant de bord lui a notamment servi de matériel dans la préparation d'une scène d'aviation). Cette plateforme fait le bonheur des friands de génétique textuelle, mais aussi de tout lecteur qui, d'aventures, serait intéressé par la conception du roman chez Toussaint, puisqu'il rassemble aussi les dossiers de presse de chaque roman et toutes les entrevues accordées au moment de leur parution. Toussaint est romancier, mais également photographe et cinéaste. Il a porté à l'écran trois de ses propres livres, et ce, dans des adaptations très libres, il est important de le noter:La salle de bain(1989),ѴDzԲܰ(1990) etLa Sévillane(1992), d'après le romanL'appareil photo. Cette multidisciplinarité le porte à réfléchir à «la spécificité du médium [puisqu'il] ne veu[t] pas faire des films d'écrivain ou des installations de cinéaste.» (Philippe, 2012, [en ligne].) Ainsi, il n'écrit pas des romans «par défaut», il procède d'un choix conscient, animé par l'idée que certains récits se prêtent mieux à un médium plutôt qu'à un autre: «J'ai tout de suite su que [telle] image donnerait naissance à un livre et non à un film, car c'était une image littéraire, faite de mots, d'adjectifs et de verbes, et non de tissus, de chairs et de lumières.» (Toussaint, 2012, p. 51.) Il y aurait donc selon Toussaint un propre du littéraire, et plus encore du romanesque. Ses propos révèlent une hyperconscience de sa démarche: hyperconscience des implications esthétiques du genre romanesque ; de l'héritage de ses prédécesseurs ; du choix presque politique de s'exprimer par écrit à l'ère de l'image et du numérique ; de ce que c'est que d'être un écrivain contemporain, à une époque où «la littérature n'est pas un art qui a complètement le vent en poupe» (Laporte, 2015, [émission de radio]). Toussaint nourrit une grande foi en la littérature, qui est selon lui un art auquel il ne manqu[e] rien» (Ibid.). Il croit plus particulièrement que l'art romanesque peut faire écho à l'ère du temps:« Si j'avais écrit au XIXe siècle, j'aurais été poète. Mais je ne pense pas que la poésie soit en phase avec notre époque. Toute ma recherche s'inscrit dans une réflexion sur la forme. Comment, après le Nouveau Roman, après de très grands auteurs comme Proust ou Faulkner, peut-on proposer une oeuvre en adéquation complète avec l'époque et qui porte une attention de chaque instant à la forme ? » (Philippe, 2012, [en ligne].) Je tenterai ici de comprendre la «réflexion sur la forme» proposée par Toussaint, en interrogeant plus particulièrement sa filiation emblématique et son impératif de rejoindre ses contemporains. J'utiliserai comme fil conducteur de ma réflexion la remise en question de l'appellation de «Nouveau nouveau roman» attachée à son oeuvrepour tenter de voir comment Toussaint se situe par rapport à ses prédécesseurs. Ce travail analogique permettra de dévoiler les grandes lignes de sa conception du roman ; sa vision de l'intrigue, des personnages, de la langue et du rôle du lecteur. Mon parcours de la conception romanesque de Toussaint s'élargira ensuite vers ce que l'auteur énonce, plus généralement, à propos du contemporain et du rôle de l'écrivain dans la société actuelle. Le «Nouveau nouveau roman», autour des Éditions de Minuit. Les étiquettes se sont multipliées pour identifier les jeunes auteurs gravitant autour des Éditions de Minuit depuis trois décennies ; une mention spéciale à «La génération Salle de bain» (L. Vermij citée par L. Cotea, 2013, p. 13) qui, par la référence au premier roman de Toussaint, insiste sur l'importance de cet auteur dans le mouvement et sur le caractère hautement trivial que les critiques reconnaissent à cet ensemble de romans. Dans une publicité de 1989, Jérôme Lindon regroupe ses nouvelles publications sous l'étiquette «romans impassibles», désignant par là des romans épurés et sans pathos: «Impassible, ça n'est pas l'équivalent d'insensible, qui n'éprouve rien ; cela signifie précisément le contraire: qui ne trahit pas ses émotions.» (J. Lindon cité par L. Cotea, p. 24.) Cette impassibilité est lue par certains critiques à la lumière de l'histoire du roman: dans un numéro de la revue Textyles consacré à Jean-Philippe Toussaint (2010, [en ligne]), Denis Saint-Amand voit chez l'auteur une énergie «fin de siècle» qui n'est pas sans rappeler les romans du 19e et Vincent Landel explique la filiation des personnages «toussaintiens» avec M.Teste, par leur neutralité et leur refus d'épanchement. Cela dit, l'appellation de «Nouveau nouveau roman» (Amette, 1989, p. 8), que l'on doit à Jacques-Pierre Amette, est la plus répandue et la plus révélatrice de la filiation avec la précédente «génération de Minuit», sur laquelle tous les critiques insistent peu importe l'étiquette employée. Une filiation, donc, reconnue par les deux générations: Alain Robbe-Grillet considère Toussaint comme son héritier et propose de lire l'incipit deL'appareil-photo (1988) comme le programme esthétique de la nouvelle vague de romanciers, incipit qui va comme suit: «C'est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d'ordinaire rien n'advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d'intérêt, et qui, considérés ensemble, n'avaient malheureusement aucun rapport entre eux» (Toussaint, 1988, p. 7). Ainsi, le roman annonce d'emblée son projet de mettre en lumière une histoire en apparence sans intérêt et de rassembler des éléments narratifs étrangers — programme qui intéresse grandement Alain Robbe-Grillet. Avec le temps, Toussaint se positionne de plus en plus par rapport aux propos dePour un nouveau roman(1963), forcé de constater que son oeuvre — tout comme celle de Jean Echenoz, autre pilier invétéré — est souvent associée et analysée selon la lorgnette de cet héritage. Si le Nouveau roman n'était pas, d'ores et déjà, une école littéraire à proprement constituée, l'étiquette désignant plutôt une constellation de pratiques critiques du roman, le «Nouveau nouveau roman» l'est encore moins, l'existence même du courant est souvent discutée. Toussaint lui-même le résume bien: «Cette absence de terme précis correspond peut-être à une réalité puisque, comme de nombreux critiques l'ont souligné, il ne s'agit pas d'une école, ni d'un mouvement, mais d'une sorte de champ littéraire aux contours assez flous.» (L. Demoulin, 2005, p. 29.) La question ici n'est pas de savoir si un tel «champ littéraire» existe, à quoi le reconnaître et comment le nommer, mais bien de tenter de comprendre selon quels critères Jean-Philippe Toussaint est toujours cité comme emblème et comment ce dernier envisage cette filiation. Toussaint veut faire cavalier seul, ne se soumet à aucun principe esthétique, mais reconnaît que l'affirmation et la liberté de sa propre poétique est possible grâce à l'apport de ses prédécesseurs qui ont ouvert la voie et bousculé les principes établis: « À l'époque, les auteurs du Nouveau roman ont été violemment attaqués par la partie la plus conservatrice de la critique, on disait qu'ils ne racontaient plus d'histoire ou qu'il n'y avait plus de personnage, que le nouveau roman tuait la littérature. Il y a eu une polémique assez violente, qui s'est un peu tassée par la suite. Je suis en quelque sorte arrivé après la bataille. Quand j'ai commencé à écrire, le terrain avait été largement déblayé, la voie avait été ouverte, je n'avais plus besoin d'être radical, ou dogmatique, si j'avais envie de raconter un peu d'histoire, ou si j'avais envie de développer des personnages, je n'allais pas me gêner... » (Ibid.,p. 25-26.)Le combat des Néo-romanciers crée une césure salutaire, selon Toussaint, qui libère leurs successeurs des attentes liées à la tradition romanesque. Toutefois, le romancier ne se sent pas redevable de cet héritage, il adhère à certaines idées de Robbe-Grillet et en rejette d'autres, critiquant et modulant la pensée du «maître» sans complexes. Cette liberté s'est acquise peu à peu: au début de sa carrière, Toussaint évite tout trait psychologique, mais il apprend à «ne plus avoir peur de certains éléments qui seraient prétendument interdits ou à éviter» (R. M. Allemand, 2011, p. 398), et en intègre de plus en plus à partir de son cycle romanesque Marie Madeleine Marguerite de Montalte (qui commence avec Faire l'amour en 2002 et se termine avec Nue en 2013). Ses propos trahissent le désir de ne se soumettre à aucune règle, de ne rien s'interdire – il «p[eut] utiliser tout ce qui est à la disposition d'un écrivain» (Ibid., p. 397.)et cela grâce aux Néo-romanciers, certes, mais aussi en allant contre certains des principes que ces derniers avaient établis. Je m'obstine à parler d'eux au pluriel, mais vous avez compris, tout comme moi, qu'il s'agit en fait d'un dialogue de «porte-étendard» à «porte-étendard», de Toussaint à Robbe-Grillet, deL'urgence à la patienceàPour un nouveau roman. Certes, Toussaint a une idée large du Nouveau roman: il compte Claude Simon et Marguerite Duras parmi les plus grands écrivains du XXe siècle, et il voue une grande admiration à Samuel Beckett — c'est le seul écrivain qui a fait naître chez lui un certain désir de mimétisme. Toutefois, les idées qu'il commente et critique sont plus précisément celles de Robbe-Grillet, peut-être justement parce qu'il est le seul à avoir érigé des principes en dogmes. Toussaint dit «partage[r] la théorie d'Alain Robbe-Grillet selon laquelle ce qu'il y a de plus fort dans un roman, c'est ce qui manque» (Kaprélian, 2009, [en ligne]) puisque «tant de choses se passent dans les blancs» (Decker, 2009, [en ligne]). Il perçoit l'acte de lecture comme un acte de création. Le mode de description elliptique appelle un travail actif du lecteur, qui complète les scènes à partir de son imagination. Mais pour cela, il doit pouvoir minimalement s'identifier et reconnaître certains éléments. Dans cette logique, selon Toussaint, la trop grande abstraction des nouveaux romans est rébarbative et nuit au plaisir de la lecture: «La façon qu'avait Robbe-Grillet de déshumaniser le personnage ne me semble pas intéressante. On perd un rapport sensuel, émotif, quelque chose qui passe entre l'écrivain et le lecteur. Il ne faut pas que la littérature soit trop abstraite.» (Kaprélian, 2009, [en ligne]). Il reste que, même si Toussaint réhabilite certains éléments romanesques comme le personnage et l'intrigue, ils ne sont plus au coeur de son projet romanesque. Comme chez Beckett, «[l]'histoire n'est pas l'enjeu, ce n'est pas là que le livre se joue, ce n'est pas l'essentiel.» (Toussaint, 2012, p. 99). Le fil narratif est ténu, les personnages «impassibles», les analyses psychologiques distillées au compte-gouttes. Toussaint défend tantôt que la littérature est «une question de forme et de rythme», tantôt une question de «temps et d'espace», mais jamais que l'intrigue occupe le coeur du projet:«ڲϳܱپDz:Avez-vous parfois le fantasme, exprimé par Flaubert en son temps, de faire un livre «sur rien», qui ne tienne que par la force de son style ?ڸéDzԲ:L'histoire en tant que telle ne m'intéresse pas. Raconter des histoires, c'est juste un outil. Pour moi, les grands livres créent avant tout du temps et de l'espace. Selon moi, c'est l'enjeu même de la littérature. J'essaie de faire des livres qui donnent beaucoup de plaisir, mais je voudrais que ce soit un plaisir très raffiné, très subtil, parce que je ne m'appuie sur aucune des béquilles classiques qui seraient l'histoire ou les personnages. J'essaie de faire des romans qui procurent un plaisir uniquement littéraire. C'est d'une très grande ambition: s'enlever tous les ingrédients habituels et vouloir écrire des livres qu'on ne quitte pas, des livres qui soient prenants.» (Parisis, 2013, [en ligne].) Le projet d'un livre «sur rien» ne date pas d'hier, mais sa pertinence ne semble toujours pas acquise, elle mérite encore d'être commentée — du moins pour Toussaint qui ressent, plus ou moins sérieusement, le besoin de se justifier. À propos de l'incipit de'貹-dzٴcité plus haut, et qu'il reconnaît lui-même comme profondément théorique, il souligne le pied de nez fait au lecteur et s'en excuse presque: «Je suis un écrivain de trente ans qui dit: “Ce que je vais vous raconter n'a aucun intérêt.'' En d'autres termes: “Je vais me foutre de votre gueule.'' C'est très impertinent, comme début de roman » (Demoulin, 2007, p. 135). Il est intéressant de remarquer qu'il associe son impertinence à son âge: il semble dire qu'il n'a pas encore acquis l'autorité pour bousculer les principes romanesques, mais qu'il s'en arroge tout de même le droit. Ce «foutage de gueule» ne tient d'ailleurs que pour le petit bonheur de la formulation provocante, puisque Toussaint tient le lecteur en grand respect et qu'il est loin de croire que ce qu'il raconte n'a aucun intérêt. Il prend plutôt le parti esthétique de déceler de l'intérêt dans tout, même dans les plus infimes détails, comme il l'explique à Laurent Dumoulin dans le même entretien, toujours à propos de l'incipit de '貹-dzٴ: «Je propose, de façon sous-jacente, sans l'exprimer théoriquement, une littérature centrée sur l'insignifiant, sur le banal, le prosaïque, le “pas intéressant'', le “pas édifiant'', sur les temps morts, les évènements en marge, qui normalement ne sont pas du domaine de la littérature, qui n'ont pas l'habitude d'être traités dans les livres.» (Ibid., p. 136.) Les «Néo-néo-romanciers» sont parfois appelés «écrivainsminimalistes», étiquette qui résume bien les paramètres du retour des éléments romanesques: ils sont certes de retour, mais à petite échelle. «Nouveau roman» et «Nouveau nouveau roman» main dans la main vers une pratique critique du roman. C'est plutôt dans la poursuite de questionnements sur le roman que la filiation entre les deux générations de Minuit doit être pensée. Les questions posées par les Néo-romanciers stimulent Toussaint et trouvent écho chez lui, qui a le souci d'offrir des oeuvres réfléchies, en phase avec son époque. En effet, Toussaint dit avoir hérité de la «conscience des enjeux» (Parisis, 2013, [en ligne]) propre aux écrivains de Minuit. Sans élaborer sa propre théorie du roman dans un essai à la manière de Robbe-Grillet, il n'en pose pas moins beaucoup de questions théoriques à même son oeuvre. Ces passages critiques sont subtils, mais disponibles pour le lecteur qui y porterait attention: «Je suis très sensible à la théorie en littérature, aux structures, aux enjeux littéraires. Mais j'ai renoncé à l'exprimer explicitement dans des essais. Je préfère une théorie invisible, une théorie en action, qui trouve son application dans les livres.» (Tran Huy, 2009, [en ligne]), Ses réflexions, prêtées aux personnages ou intégrées dans la narration, sont souvent de nature philosophique, mais elles concernent aussi l'art romanesque. Elles sont tantôt simplement énoncées, tantôt mises en applications et poussées jusqu'au bout. Pour ne prendre qu'un exemple,La vérité sur Marieprésente, «de façon sous-jacente, une interrogation sur la troisième personne en littérature, sur la possibilité même d'écrire à la troisième personne » (Ibid., [en ligne]).Toussaint explore dans le roman les tenants et aboutissants de ce choix narratif: le narrateur invente de grands pans de l'intrigue dont il n'a pas été témoin, déduisant les scènes à partir de quelques faits et surtout de sa connaissance du personnage de Marie. Il explique les limites de ses interprétations et la nature de ses sources, sources qui relèvent pourtant aussi du domaine fictionnel — il insiste ainsi sur l'aspect imaginaire de sa construction. Selon Toussaint, c'est à ces questions que l'oeuvre doit sa richesse, même si elles doivent rester transparentes:« Ce livre [La vérité sur Marie] est d'ailleurs, dans tous mes romans, le plus référentiel, qui ne traite au fond que de littérature. C'est la première fois que j'écris un texte fondé à ce point sur des questions de théories littéraires, même si cela ne se voit pas. Et heureusement que cela ne se voit pas. L'essentiel est, avant tout, de réussir un livre. La théorie dans un livre raté, ça ne sert à rien. Un livre réussi qui ne pose aucune question théorique, c'est un peu pauvret. » (Kaprélian, 2009, [en ligne]) La plupart des choix narratifs de Toussaint sont animés par «une intention littéraire consciente» (Allemand, 2011, p. 388), même s'ils apparaissent anodins: la majeure partie de ses intrigues se situent la nuit afin qu'il puisse dépeindre un plus grand éventail de lumières (Tran Huy, 2009, [en ligne]), le flacon d'acide dansFaire l'amoura été mis en scène pour son pouvoir symbolique (Allemand, 2011, p. 388),etc.Il est rare que Toussaint reconnaisse invoquer un élément ou un thème sans pour autant en contrôler le sens: «C'est vrai, l'eau est un thème récurrent dans mes livres. Mais je ne cherche pas à l'expliquer, il n'y a pas de signification cachée, ou secrète. L'eau ne représente qu'elle-même. L'eau est l'eau, si j'ose dire.» (Ibid.)Il a l'habitude de tout contrôler, de tout expliquer. C'est par ailleurs en termes d'«exigence littéraire» (Tran Huy, 2009, [en ligne]), l'exigence qui fait selon lui le propre de la maison Minuit, que Toussaint pense sa filiation avec les Nouveaux romans. Il voit comme une responsabilité esthétique le fait de porter la bannière de l'éditeur. Toussaint décrit le travail éditorial plus que rigoureux avec Jérôme Lindon ou Irène Lindon, qui mène à des oeuvres raisonnées, à la langue resserrée. Ce travail passe par la recherche d'un rythme, où le poids de chaque mot est pesé. Pour atteindre une parfaite fluidité du texte, le rythme de la langue doit, selon Toussaint, suivre le rythme de l'action. Il corrige ses textes plusieurs centaines de fois pour réussir à atteindre cet idéal: «Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l'écrivain, lui, doit la construire » (Toussaint, 2012, p. 26). Sa langue n'est simple qu'en apparence: «Chaque phrase simple que j'écris maintenant est riche de toute une complexité étudiée» (A. Laporte, 2015, épisode 2). Il compare son travail à la stratégie d'un joueur d'échecs, qui aurait étudié tous les coups avant de bouger une simple pièce. C'est peut-être dans ce travail d'orfèvre que le romancier réussit à créer une tension, à atteindre ce qu'il identifie comme une «énergie romanesque», notion inédite et un peu mystérieuse qu'il explique ainsi: «Sans intrigue, sans personnages, qu'est-ce qui fait tenir un livre ? Il lui faut une énergie intérieure. L'humour en était une. Désormais, je cherche une énergie romanesque pure.» (M. Desplechin, 2009, [en ligne]) Un mot sur le contemporain. Les propos de Jean-Philippe Toussaint sur sa condition de «jeune écrivain de Minuit» permettent de comprendre les paramètres particuliers de sa poétique, et son idée de la filiation avec les Néo-romanciers, mais il s'exprime par ailleurs plus généralement en sa qualité de romancier contemporain. Il explique par exemple que son rapport à la connaissance s'est transformé au cours de ses trente ans de carrière — il fait de plus en plus de recherches et tente d'atteindre l'ultime précision, croyant que, dans le contexte de développement massif d'internet, le «mot impropre est devenu inexcusable.» (Decker, 2009, [en ligne].) Il parle aussi du «scandale» qu'a d'abord suscité la brièveté de ses textes. Les critiques refusaient de reconnaître ses plaquettes comme des romans, disaient qu'il faisait plutôt de la nouvelle – Toussaint constate que cette brièveté «au fil des ans, c'est devenu la norme» (Rebollar, 2006, [en ligne]). Parallèlement, son cycle deMarie Madeleine Marguerite de Montalte, est, dit-il à la blague, le «livre de 700 pages, [la] “somme''» (Garcin, [en ligne]) qu'il avait toujours rêvé d'écrire. L'ensemble est constitué de quatre romans qui «se complètent l'un l'autre, s'enrichissent mutuellement, il y a des résonnances qui vibrent de livre en livre » (Tran Huy, 2009, [en ligne]). Toussaint croit que chaque volet doit rester indépendant, que l'ordre de lecture importe peu et, surtout, que le lecteur doit participer à la construction des correspondances. Il suggère le terme «tétraèdre» (A. Laporte, 2015, épisode 2) pour penser la suite romanesque — une figure géométrique qui permettrait de voir toutes les facettes de la construction peu importe l'angle d'où on le regarde. Cette multiplicité d'interprétations possibles fait selon lui la force de la littérature — qui ne fournit pas de réponses et reste proprement ambivalente. Toussaint a découvert sa vocation d'écrivain à sa lecture deCrime et châtiment, troublé de s'identifier à Raskolnikov: «Ce personnage — cet étudiant, cet assassin — c'était moi. Je pressentais, sans pouvoir encore le formuler, qu'une des forces majeures de la littérature résidait dans son ambiguïté » (Toussaint, 2012, p. 70). Cette ambiguïté particulière au discours littéraire est selon lui nécessaire à notre époque — l'écrivain peut répondre à tous les débats pour révéler un autre point de vue, sans prendre parti. Ainsi, en 2006, Toussaint publieLa mélancolie de Zidane, une très brève méditation sur le geste du footballeur qui paraît quatre mois après le match. Il explique sa prise de parole: «Je n'ai pas cherché à interpréter ou à juger, j'ai simplement pris le geste de Zidane pour ce qu'il est: un geste parfaitement ambigu, donc totalement romanesque.» (Heimermann, 2006, [en ligne]) Les romans de Toussaint portent certes sur notre époque, mais leur propos est imprégné d'une connaissance aigüe du passé et de la «grande culture occidentale», ce qui leur donne une autre portée:«ڲϳܱپDz:Votre cycle romanesque s'est ouvert en même temps que le XXIe siècle. Cela a-t-il joué dans le projet d'inscrire vos romans dans l'ultracontemporain?ڸéDzԲ:Je pense que c'est fondamental que les livres interrogent le présent, parlent du contemporain. Mon histoire d'amour est une histoire d'amour du début du XXIe siècle par le monde qui l'entoure […]. Et en même temps, mon histoire est remplie d'éléments intemporels: il y a des choses de l'amour qui étaient les mêmes à la Renaissance – dansNue, je mets en exergue une citation de Dante – “Dire d'elle ce qui jamais ne fut dit d'aucune.'' Et c'est ça qui est intéressant: mélanger l'universel (le sexe et la mort, les saisons, l'eau, le feu, les éléments) et le temps présent. Ce temps présent, je ne le surplombe pas, je n'en fais pas une analyse sociologique ou journalistique, je le perçois de l'intérieur, par moi et en moi. C'est assez solipsiste, mais en même temps il y a une ouverture.» (Parisis, 2013, [en ligne]) Toussaint donne l'exemple de l'amour – thème universel et intemporel s'il en est un, mais qui peut tout de même être vécu et traité de manière très personnelle. C'est ce tissage de références éparses qui fait le propre de Toussaint — la coexistence de différents registres et de différentes échelles. La clausule de la première partie deFaire l'amourest souvent invoquée par la critique pour montrer que ce télescopage peut se faire même au sein d'une seule phrase: «Le jour se levait sur Tokyo, et je lui enfonçais un doigt dans le trou du cul » (Toussaint, 2009 [2002], p. 75). L'universalité de l'infinitésimal.
Le roman de Toussaint est banal et grandiose, ancré dans l'époque, mais avec une portée universelle, touchant à la fois à l'infiniment grand et à l'infiniment petit, le jour qui se lève et le doigt dans le trou du cul — une référence à Dante ouvrant un récit intime, concret, incarné. Le coeur du projet romanesque de Toussaint n'est plus de raconter une histoire, mais de mettre en scène cette «énergie romanesque pure», indépendante de l'intrigue et des personnages, dans un travail religieux du rythme et de la langue. Son dialogue avec la pensée de Robbe-Grillet est révélateur de sa position: Toussaint est bel et bien un écrivain de Minuit dans sa conscience de sa démarche et dans la multiplication de ses questionnements, souvent intégrés dans le propos même de ses oeuvres. Il ne se livre pas aux mêmes combats que ses prédécesseurs, libéré des dogmes du roman classique, tout en étant conscient que cette liberté a été durement acquise — redevable, donc, mais pas non plus soumis à la pensée néo-romanesque. Sa responsabilité est d'un autre ordre: il doit dialoguer avec le monde contemporain, pour apporter sa pierre à l'édifice social, l'ambivalence du discours littéraire étant à son avis plus que nécessaire — «Qu'un écrivain contemporain s'intéresse à un évènement contemporain me semble tout à fait logique, c'est plutôt le contraire qui serait étonnant: un écrivain qui ne s'intéresserait pas au monde contemporain» (Rebollar, 2006, [en ligne]). Pour cela, il doit pouvoir toucher ses lecteurs — d'où la recherche d'une poétique romanesque plus accessible que celle des Nouveaux romans, malgré ses questionnements critiques. Toucher, mais aussi faire réfléchir — la langue épurée, la construction d'un jeu d'ellipse dans une somme romanesque, des propos théoriques échappés et mis en pratique sont des stratégies pour y parvenir. Bien qu'on reconnaisse dans le roman une intrigue et des personnages, ils sont relégués à un rôle accessoire, simples outils pour atteindre une «énergie romanesque pure» et faire voir «l'universalité de l'infinitésimal» dans le quotidien. Le roman de Toussaint se pose en tétraèdre qui invite à regarder le roman et le monde par une autre facette. Textes cités :
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Bibliographie
Ouvrages cités |
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Tout ce qui a été dit sur Jean-Philippe Toussaint est compilé sur son .La présente bibliographie regroupe une sélection des citations les plus pertinentes pour les études du TSAR à travers les entretiens, préfaces, articles de journaux, ainsi que le matériel vidéo et radiophonique disponible. Pour les entrevues radiophoniques ou vidéos, la retranscription des propos a été faite de manière la plus exacte possible, mais des erreurs peuvent subsister. |
TOUSSAINT, Jean-Philippe.L'urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012. ALBRIGHT, Arcana. « Jean-Philippe Toussaint: écrivain de la photographie et photographe du livre », dansTextyles, nº40, 2011,, page consultée le 4 septembre 2015. PHILIPPE, Élisabeth. « Toussaint: dans les coulisses de son travail d'écriture », dansLes INROCKS, 11 mars 2012,, page consultée le 17 septembre 2015. TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Le jour où j'ai commencé à écrire », dansBon-à-tirer, revue littéraire en ligne,, page consultée le 10 septembre 2015. ALLEMAND, Roger-Michel. « Jean-Philippe Toussaint: la forme et la mélancolie »,Analyses, vol.VI, n°1, hiver2011, p.385-403. GARCIN, Jérôme. « Jean-Philippe Toussaint: “Je suis très connu, mais personne ne le sait” »,L'OBS,, page consultée le 10 septembre 2015. PARISIS, Ysaline. « “Le sexe et la mort font la force des livres” . Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dansLe vif, 13 septembre 2013, reproduit dansDossier de presse des Éditions de Minuit surNue,, page consultée le 19 septembre 2015. SULSER, Eleonore. « Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste »,Le Temps, 14 septembre 2013, reproduit dansDossier de presse des Éditions de Minuit surNue,,page consultée le 19 septembre 2015. DEMOULIN, Laurent. « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dansSite web de l'Université de Liège, 26 mai 2009,, page consultée le 10 septembre 2015. TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Mettre en ligne ses brouillons. »,ٳéٳܰ, n°178, 2015, p.117-126 ;, page consultée le 19 septembre 2015. DEMOULIN, Laurent. « Pour un roman infinitésimal. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 13 mars 2007 », dansRevue de presse deL'Appareil-photo,, page consultée le 19 septembre 2015. DEMOULIN, Laurent. « Un roman minimaliste ? Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 25 mars 2005 », dansRevue de presse de La salle de bain,, page consultée le 19 septembre 2015. DÉVÉSA, Jean-Michel. « Entretien. Présentation deL'urgence et la patienceà la librairie Mollat, Bordeaux, 29 mars 2012 » [vidéo],, page consultée le 19 septembre 2015. REBOLLAR, Patrick. « Nagoya: interview de Jean-Philippe Toussaint (2006) », dansLe dossier de presse des Éditions de Minuit pourLa mélancolie de Zidane,, page consultée le 20 septembre 2015. HEIMERMANN, Benoît. « Un geste romanesque »,L'équipe. Magazine, n° 1273, 18 novembre 2006,,page consultée le 16 septembre 2015. HARANG, Jean-Baptiste. « Un temps de Toussaint »,éپDz, 19 septembre 2002, dansRevue de presse deFaire l'amour, ,page consultée le 18 septembre 2015. KAPRIÉLIAN, Nelly. « “Le plus fort dans un roman, c'est ce qui manque” »,Les Inrockuptibles, nº 721, 22 septembre 2009, dansRevue de presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie,, page consultée le 20 septembre 2015. DECKER, Jacques de. « Jean-Philippe Toussaint mot à mot », dansRevue de presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie, ,page consultée le 20 septembre 2015. TRAN HUY, Min. « Jean-Philippe Toussaint. “Construire des rêves de pierre” »,Le magazine littéraire, octobre 2009, dansRevue des presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie, , page consultée le 18 septembre 2015. VEINSTEIN, Alain. « Jean-Philippe Toussaint »,Du jour au lendemain, France culture, 21 septembre 2013, 34 minutes, , page consultée le 13 septembre 2015. |
Citations
TOUSSAINT, Jean-Philippe.L'urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012. |
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« J'aime l'idée qu'on puisse définir un livre comme un rêve de pierre (l'expression est de Baudelaire) : “rêve” par la liberté qu'il exige, l'inconnu, l'audace, le risque, le fantasme, “de pierre”, par sa consistance, ferme, solide, minérale, qui s'obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. » (p. 24) |
ALBRIGHT, Arcana. « Jean-Philippe Toussaint: écrivain de la photographie et photographe du livre », dansTextyles, nº40, 2011,, page consultée le 4 septembre 2015. |
« Au moment d'adapterL'Appareil-photo, confie-t-il dans le dossier de presse, je n'avais pas envie de faire une vraie adaptation, mais je tenais beaucoup à faire une adaptation libre, c'est-à-dire à oublier davantage le livre, c'est-à-dire vraiment être cinéaste et pas du tout écrivain. Je me suis dit si on appelait le filmLa Sévillane… J'ai réagi finalement avec assez peu de respect pour l'auteur du livre. » |
PHILIPPE, Élisabeth. « Toussaint: dans les coulisses de son travail d'écriture », dansLes INROCKS, 11 mars 2012,, page consultée le 17 septembre 2015. |
« [Question :]AvecL'Urgence et la Patience, vous invitez le lecteur dans votre fabrique littéraire, comme un artiste ferait visiter son atelier.[Réponse :]J'ai toujours éprouvé une fascination pour lemaking-of, même si le mot anglais n'est pas très beau. J'ai d'ailleurs titréCoulissestoute une partie deLa Main et le Regard.Mon long métrage,La Patinoire, racontait déjà le tournage d'un film, je mets mes brouillons sur internet… J'aime que ce soit ouvert, un peu comme les cuisines japonaises. Pour autant, je ne pense pas qu'en montrant les coulisses, je dévoile le mystère de la création, qui de toute façon demeure indicible. Ça démythifie sans désacraliser. Mais je sais que certains écrivains détestent montrer la façon dont ils procèdent. Nabokov, par exemple, emploie des métaphores très déplaisantes à l'égard des brouillons. » |
TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Le jour où j'ai commencé à écrire », dansBon-à-tirer, revue littéraire en ligne,, page consultée le 10 septembre 2015. |
« Parallèlement, à la même époque, deux lectures furent déterminantes et ont sans doute favorisé ma décision de commencer à écrire. La première est la lecture d'un livre de François Truffaut,Les Films de ma vie, dans lequel Truffaut conseillait à tous les jeunes gens qui rêvaient de faire du cinéma, mais qui n'en avaient pas les moyens, d'écrire un livre, de transformer leur scénario en livre, en expliquant que, autant le cinéma nécessite de gros budgets et implique de lourdes responsabilités, autant la littérature est une activité légère et futile, joyeuse et déconnante (je transforme un peu ses propos), peu coûteuse (une rame de papiers et une machine à écrire) […] » |
ALLEMAND, Roger-Michel. « Jean-Philippe Toussaint: la forme et la mélancolie »,Analyses, vol.VI, n°1, hiver2011, p.385-403. |
« Autant j'ai des idées, des théories, sur beaucoup de points, autant je suis très conscient de ce que je fais — autant, sur l'humour, je préfère que cela reste instinctif, je ne veux pas trop le théoriser. » (p. 385) |
GARCIN, Jérôme. « Jean-Philippe Toussaint: “Je suis très connu, mais personne ne le sait” »,L'OBS,, page consultée le 10 septembre 2015. |
« [Question :] Saviez-vous, en écrivantFaire l'amour, que ce roman inaugurerait un cycle de quatre volumes, quatre saisons de la vie de Marie 4 x M, Marie Madeleine Marguerite de Montalte ? [Réponse :]Je ne le savais pas consciemment, mais peut-être de façon subliminale. J'ai toujours rêvé d'écrire un livre de 700 pages, une“somme” ,j'en plaisantais il y a plus de vingt ans avec Jérôme Lindon. Eh bien, voilà, c'est fait. [...] Les quatre romans se complètent, s'enrichissent mutuellement. Chaque livre fait partie d'un ensemble, mais on peut très bien les lire séparément, et dans l'ordre qu'on souhaite. Je pourrais même, pour chacun d'eux, trouver une bonne raison de dire que c'est par celui-là qu'il faut commencer : Faire l'amour,parce que c'est le premier que j'ai écrit, Fuir, parce que c'est le premier dans la chronologie de l'histoire du narrateur et de Marie,La Vérité sur Marie, parce qu'il offre la structure romanesque la plus complexe et qu'il ravira les amateurs de chevaux, etNue, parce que c'est le dernier et que j'apporte un élément narratif déterminant qui s'apparente à un dénouement au regard de l'ensemble du cycle. » |
PARISIS, Ysaline. « “Le sexe et la mort font la force des livres” . Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dansLe vif, 13 septembre 2013, reproduit dansDossier de presse des Éditions de Minuit surNue,, page consultée le 19 septembre 2015. |
« [Question :]Vous avez conçu votre tétralogie comme un ensemble souple, chaque livre pouvant être lu indépendamment des trois autres...[Réponse :]L'idée, c'est qu'on n'y perd pas si on n'a pas suivi l'ensemble depuis le début. Il n'y a pas une seule entrée possible, il y a plusieurs portes. On pourrait en fait dire qu'il y a quatre portes, puisqu'il y a quatre volets — j'aime bien le terme de volet, il y a l'idée de fenêtre juste derrière. C'est une figure géométrique à quatre facettes et on peut la regarder dans tous les sens. Normalement, un livre, c'est une ligne chronologique avec un début, un milieu, une fin. Ici, tout est sur le même plan, et chaque livre répond aux autres. » |
SULSER, Eleonore. « Jean-Philippe Toussaint, maître en jeux de piste »,Le Temps, 14 septembre 2013, reproduit dansDossier de presse des Éditions de Minuit surNue,,page consultée le 19 septembre 2015. |
« Je vois une sorte de figure géométrique à quatre facettes, mais à quatre facettes transparentes. L'idéal serait qu'il n'y ait pas de début, qu'on puisse commencer par n'importe lequel des romans et que chacun ait des résonances avec les trois autres. C'est comme un objet en trois dimensions, qu'on peut tourner pour avoir des éclairages différents, selon où on est, ce qu'on a lu, ce dont on se souvient... Ce qui compte le plus pour moi, ce sont les échos, les résonances de livre en livre... Je pense que chacun de ces romans se suffit lui-même. Mais qu'ils gagnent tous à être complétés par les autres. » |
DEMOULIN, Laurent. « Entretien avec Jean-Philippe Toussaint », dansSite web de l'Université de Liège, 26 mai 2009,, page consultée le 10 septembre 2015. |
«[Question : ]Est-ce lié au point de vue narratif ? Le roman présente la particularité de jouer avec le narrateur. Il ne s'agit pas d'un narrateur omniscient, mais d'un récit à la première personne (le narrateur participant à l'histoire en tant que personnage), mais, souvent, il imagine les faits ou il les reconstitue. Il est donc question de vérité alors que l'on est souvent dans la fabulation.[Réponse :]Je ne sais s'il faut relier ce jeu narratif avec l'idée de vérité, mais, en tout cas, la question du narrateur constitue le noeud du livre. Ce noeud trouve son origine dansFuir. Dans la troisième partie deFuir, roman écrit à la première personne, le narrateur disparaît. Et Marie, qui est le personnage secondaire, cherche le narrateur. Le “il” (ou plutôt le “elle”) cherche le “je” . Aucune revendication théorique ne vient appuyer ce fait. Dans l'énergie deFuir, cela passe presque inaperçu : le lecteur se demande où est passé le narrateur et cette situation se résout de façon assez émotive et dramatique. Mon projet, dansLa Vérité sur Marie, est de reprendre cet épisode mais à une tout autre échelle. Le narrateur disparaît cette fois d'un tiers du livre. On pourrait presque dire qu'il ne cesse d'apparaître et de disparaître. Quand il réapparaît et que Marie l'aperçoit par hasard, son entrée en scène crée une surprise : il n'aurait pas dû être là. Et le choc que peut ressentir le lecteur, pour qui le narrateur a disparu durant cinquante pages, est comparable à celui qu'éprouve Marie en le voyant, car, pour elle, il a disparu pendant deux jours. Le lecteur peut comprendre l'émotion de Marie. Mais en même temps, il est appelé à se poser des questions : “Comment le narrateur sait-il ce qu'il s'est passé dans la vie de Marie avant de la croiser ?” » |
TOUSSAINT, Jean-Philippe. « Mettre en ligne ses brouillons. »,ٳéٳܰ, n°178, 2015, p.117-126 ;, page consultée le 19 septembre 2015. |
« [Question :]Vous avez dit que ce que vous cherchez dans la création, ce n'est pas une belle forme, c'est une énergie romanesque, qui tente de faire bouger les dispositifs littéraires. Je me demande si le travail avec le dispositif du site réagit à cette volonté de mouvement dans l'écriture.[Réponse :][…] Par rapport à l'énergie et au mouvement, l'une des choses qui m'intéresse par rapport à cette réflexion sur le site, c'est de savoir comment faire en sorte qu'il ne reste pas immobile, comment faire en sorte qu'il soit en mouvement. L'immobilité me déplaît. La malle d'archives, j'aimerais qu'elle bouge toute seule, qu'elle grouille. » |
DEMOULIN, Laurent. « Pour un roman infinitésimal. Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 13 mars 2007 », dansRevue de presse deL'Appareil-photo,, page consultée le 19 septembre 2015. |
« C'est un manifeste, oui, vous avez raison, c'est un programme. Je ne sais pas jusqu'à quel point j'en avais conscience. Mais, tout de même, j'ai mis plus d'un mois à écrire le premier paragraphe. Je le connais encore par coeur aujourd'hui. “C'est à peu près à la même époque de ma vie, vie calme où d'ordinaire rien n'advenait, que dans mon horizon immédiat coïncidèrent deux événements qui, pris séparément, ne présentaient guère d'intérêt, et qui, considérés ensemble, n'avaient malheureusement aucun rapport entre eux.” C'est très radical, comme incipit, c'est vraiment se foutre du monde. Je suis un écrivain de trente ans qui dit : “Ce que je vais vous raconter n'a aucun intérêt. ” En d'autres termes : “Je vais me foutre de votre gueule. ” C'est très impertinent, comme début de roman. » (p. 135) |
DEMOULIN, Laurent. « Un roman minimaliste ? Entretien avec Jean-Philippe Toussaint réalisé à Bruxelles le 25 mars 2005 », dansRevue de presse de La salle de bain,, page consultée le 19 septembre 2015. |
« Comme mes livres sont publiés aux Éditions de Minuit, il y a une sorte de continuation naturelle dans l'esprit des journalistes et des critiques. Ce n'est d'ailleurs pas faux. Il me semble que la littérature la plus intéressante en France dans les années 50 et 60, c'est le Nouveau Roman. J'ai été influencé par les auteurs du Nouveau Roman, Beckett bien sûr, mais aussi Duras, Claude Simon, Robbe-Grillet, mais pas nécessairement tout Claude Simon ou tout Robbe-Grillet. Je ne suis pas un continuateur ou un disciple, je ne me sens tenu par aucun engagement. À l'époque, les auteurs du nouveau roman ont été violemment attaqués par la partie la plus conservatrice de la critique, on disait qu'ils ne racontaient plus d'histoire ou qu'il n'y avait plus de personnage, que le nouveau roman tuait la littérature. Il y a eu une polémique assez violente, qui s'est un peu tassée par la suite. Je suis en quelque sorte arrivé après la bataille. Quand j'ai commencé à écrire, le terrain avait été largement déblayé, la voie avait été ouverte, je n'avais plus besoin d'être radical, ou dogmatique, si j'avais envie de raconter un peu d'histoire, ou si j'avais envie de développer des personnages, je n'allais pas me gêner... » (p. 25-26) |
DÉVÉSA, Jean-Michel. « Entretien. Présentation deL'urgence et la patienceà la librairie Mollat, Bordeaux, 29 mars 2012 » [vidéo],, page consultée le 19 septembre 2015. |
« [L'accent doit être mis] sur le quotidien, sur ce qui nous touche tous, sur une sorte d'universalité du tout petit, l'universalité de l'infinitésimal, l'universalité des petites choses de la vie et l'universalité des plus grandes choses de la vie, du sens de notre présence sur la terre, de la place de la terre dans l'univers, donc de très grandes préoccupations. Ce mélange de l'infiniment petit et de l'infiniment grand, pour moi, est au coeur de ce qui m'intéresse. Alors on peut dire aussi de façon annexe qu'en effet l'histoire ne m'intéresse pas au sens de scénario, au sens d'écrire des grands romans américains, parce que ce qui m'intéresse c'est ce que je viens d'expliquer. Mais je préfère le dire de façon positive : c'est ça les choses qui m'intéressent, plutôt que de dire que la psychologie ne m'intéresse pas, l'histoire ne m'intéresse pas, les personnages ne m'intéressent pas. Certes, mais beaucoup de choses m'intéressent ! » |
REBOLLAR, Patrick. « Nagoya: interview de Jean-Philippe Toussaint (2006) », dansLe dossier de presse des Éditions de Minuit pourLa mélancolie de Zidane,, page consultée le 20 septembre 2015. |
« Qu'un écrivain contemporain s'intéresse à un évènement contemporain me semble tout à fait logique, c'est plutôt le contraire qui serait étonnant : un écrivain qui ne s'intéresserait pas au monde contemporain. Mais je ne porte pas un regard de journaliste. Dès lors que le texte paraît en plaquette dans une maison d'édition littéraire, c'est transformé. Ce qui aurait été un simple article devient un texte littéraire. C'est pour cela que je parle de geste littéraire. » |
HEIMERMANN, Benoît. « Un geste romanesque »,L'équipe. Magazine, n° 1273, 18 novembre 2006,,page consultée le 16 septembre 2015. |
« Je n'ai pas cherché à interpréter ou à juger, j'ai simplement pris le geste de Zidane pour ce qu'il est : un geste parfaitement ambigu, donc totalement romanesque. » |
HARANG, Jean-Baptiste. « Un temps de Toussaint »,éپDz, 19 septembre 2002, dansRevue de presse deFaire l'amour,,page consultée le 18 septembre 2015. |
« C'est une notation psychologique, il y en a deux ou trois dans le livre. […] Jusqu'à ce livre, je me les interdisais, c'était un peu comme un conseil aux débutants, “pas trop d'adjectifs”, je me disais, “pas de psychologie”, il y a eu trop d'abus, au mépris de la forme. Je n'ai plus peur de la psychologie. Comme un type qui n'aurait jamais écrit un seul adjectif et qui soudain en met deux dans un livre, cela se remarque, et cela porte d'autant plus que le livre sans méfie. Mais voyez, ce sont des phrases en équilibre, précaire, elles laissent ouvertes la possibilité de leur contraire […] » |
KAPRIÉLIAN, Nelly. « “Le plus fort dans un roman, c'est ce qui manque” »,Les Inrockuptibles, nº 721, 22 septembre 2009, dansRevue de presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie,, page consultée le 20 septembre 2015. |
« Je m'autorise à ne pas tout expliquer, à faire en sorte que certaines scènes manquent, comme je m'autoriserai sans doute à y revenir et à développer tel ou tel point dans un de mes futurs livres. Je partage la théorie d'Alain Robbe-Grillet selon laquelle ce qu'il y a de plus fort dans un roman, c'est ce qui manque. » |
DECKER, Jacques de. « Jean-Philippe Toussaint mot à mot », dansRevue de presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie,,page consultée le 20 septembre 2015. |
« Depuis que j'écris, je suis attelé à ce souci d'exprimer les choses avec le plus de précision possible. […] Et puis, de nos jours, avec internet et tout le flux de documentation dont on dispose, le mot impropre est devenu inexcusable. Cela dit, il faut encore que ce mot soit digéré, intégré, qu'il n'apparaisse pas comme trop précieux, qu'il fasse partie intrinsèque du texte : c'est une question de vigilance. » |
TRAN HUY, Min. « Jean-Philippe Toussaint. “Construire des rêves de pierre” »,Le magazine littéraire, octobre 2009, dansRevue des presse des Éditions de Minuit surLa vérité sur Marie,, page consultée le 18 septembre 2015. |
« Ce n'est qu'ensuite, progressivement, que je me suis rendu compte des avantages qu'il y avait de travailler avec les mêmes personnages. C'est passionnant, cette idée de travailler à un ensemble romanesque en construction. Chacun des livres est à la fois indépendant — cela ne pose aucun problème de les lire séparément, sans référence avec les autres — et fait partie d'un ensemble plus large. Ils se complètent l'un l'autre, s'enrichissent mutuellement, il y a des résonnances qui vibrent de libre en livre. » |
VEINSTEIN, Alain. « Jean-Philippe Toussaint »,Du jour au lendemain, France culture, 21 septembre 2013, 34 minutes,, page consultée le 13 septembre 2015. |
« Ça ne me plaisait pas beaucoup cette idée de suite… 1, 2, 3... […] Dès le début, j'appelais ça plutôt un prolongement, dans la mesure où le deuxième que j'ai publié, c'est-à-direFuir, se passait chronologiquement avantFaire l'amour.[…] Je ne vois pas le livre comme une ligne, avec un point de départ et le point d'arrivée. […] J'imagine beaucoup une figure géométrique. J'ai beaucoup réfléchi et le terme exact est tétraèdre. En fait, l'idée ça serait un polyèdre (une figure géométrique donc chaque face serait un triangle), et comme il y en a quatre, tétra. […] Et cette figure du tétraèdre m'intéresse beaucoup parce qu'il faudra simplement que mon tétraèdre est transparent, si vous me l'accordez, parce qu'on pourrait voir à travers chacune, on prend une facette et on voit en fait une partie des trois autres facettes lorsqu'on regarde dans une direction. Et ça, ça m'intéresse beaucoup parce que ça montre qu'il y a des correspondances, des résonnances également entre chacun des volumes, quel que soit celui qu'on prend en premier. » (Épisode 2) |