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L'oeuvre volumineuse de Jean Giono est compos茅e majoritairement de romans, avec quelques incursions mineures du c么t茅 du th茅芒tre et de la po茅sie. On la divise souvent en deux 芦 mani猫res 禄 : les premiers livres, plus lyriques, mettent la nature 脿 l'avant-plan, souvent dans un cadre paysan proven莽al (la聽Trilogie de Pan,听Le Chant du monde), tandis que les oeuvres ult茅rieures (les聽Chroniques romanesques, le聽Cycle du Hussard), plus 茅labor茅es du point de vue narratif, d茅peignent plut么t la condition de l'homme dans le monde. Humaniste et pacifiste, Giono signe 茅galement de nombreux essais : on compte parmi eux un plaidoyer contre la guerre,听Refus d'ob茅issance, des notes sur certains faits divers contemporains, comme聽L'Affaire Dominici, et une pr茅sentation de ses id茅aux paysans,听Les Vraies richesses. Giono a 茅t茅 l'un des premiers romanciers 脿 s'int茅resser au cin茅ma : apr猫s quelques exp茅riences de sc茅narisation, il fonde dans les ann茅es soixante la soci茅t茅 Les films Jean Giono, qui produira entre autres une adaptation de son roman聽Un roi sans divertissement.

Du roman comme divertissement.

En 1970, l'ann茅e de la mort du romancier Jean Giono, Andr茅 Malraux d茅clarait : 芦 Giono, c'est l'eau de source du roman 禄 (cit茅 dans Godard, 1995, p.10). Si la formule sugg猫re l'abondance et la r茅gularit茅 de la production romanesque de Giono tout au long de sa vie, telle une source qui ne tarit pas, elle implique aussi la puret茅 inalt茅r茅e de sa conception du roman. En effet, si l'on se fie au projet romanesque 茅nonc茅 dans son journal, ses carnets de travail, sa correspondance et ses entretiens, il devient 茅vident que Giono est rest茅 imperm茅able au 芦 soup莽on 禄 qui a habit茅 les romanciers de son 茅poque. Comme il l'explique dans un entretien accord茅 vers la fin de sa carri猫re, 芦 en [19]29 [alors qu'il rencontrait ses premiers succ猫s litt茅raires], il 茅tait important d'ouvrir des fen锚tres parce qu'elles 茅taient toutes ferm茅es, mais maintenant elles sont largement ouvertes. Les murs m锚mes sont d茅molis, on n'a plus besoin de quelqu'un qui ouvre les fen锚tres, on a peut-锚tre besoin de quelqu'un qui les ferme, au contraire. 禄 (Giono, 1985, p. 135) C'est dans sa 芦 Pr茅face aux聽Chroniques romanesques聽禄 de 1962 qu'il se montre le plus critique envers cette crise du roman th茅oris茅e quelques ann茅es plus t么t par Nathalie Sarraute. Apr猫s avoir annonc茅 que la nouveaut茅 des formes du r茅cit dans les聽Chroniques聽sera somme toute mod茅r茅e, il ouvre une parenth猫se pour

constater avec le lecteur que, de nos jours, on ne manque pas de 芦 formes nouvelles du r茅cit 禄. Le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas souvent exig茅es par le sujet. C'est qu'en 1962 la litt茅rature (comme a peinture, l'architecture, la musique, etc.) a une peur panique de son pass茅. Comme tous les arts quand ils sont terrifi茅s, elle se rue dans la rh茅torique. Quand on n'ose plus raconter d'histoires ou qu'on ne sait pas, on passe son temps 脿 enfiler des mots comme des perles. (Giono, 1971, t. 3, p. 1278)

Ce ne sont pas seulement les th茅ories litt茅raires de son 茅poque que r茅cuse Giono, mais aussi cette 茅poque m锚me, sa 芦 s茅cheresse 禄 et son 芦 cynisme 禄. 芦 Mon but 鈥� peindre聽le Romanesque听别迟聽les passions聽脿 des hommes qui n'ont plus que des passions sans romanesque 禄 (Giono, 1971, t. 4, p. 1136), note-t-il dans le carnet d'茅bauche d'un livre intitul茅 (avec beaucoup d'脿 propos)聽Romanesque, et qui deviendra bient么t le聽Cycle du Hussard. Dans le聽Journal de l'Occupation, tout particuli猫rement, il se prend 脿 茅voquer la situation du monde moderne, caract茅ris茅 selon lui par la mesquinerie et la petitesse, tout en d茅plorant la disparition des valeurs romanesques et la mort de l'h茅ro茂sme : 芦 l'homme moderne va mourir par h茅morragie de po茅sie. 禄 (Giono, 1995, p. 316) Le roman lui sert en quelque sorte 脿 茅crire contre son 茅poque, 脿 se d茅tourner d'elle, tout en lui assurant la libert茅 d'invention n茅cessaire pour rivaliser avec le monde tel qu'il le conna卯t. Dans un 芦 Pri猫re d'ins茅rer 禄 destin茅 脿 para卯tre avec son roman聽Le Chant du monde, il d茅crit pr茅cis茅ment en ces termes ses intentions : 芦 J'ai essay茅 de faire un roman d'aventures dans lequel il n'y ait absolument rien d'actuel. Les temps 辫谤茅蝉别苍迟蝉 me d茅go没tent m锚me pour les d茅crire. C'est bien assez de les subir. 禄 (Giono, 1971, t. 2, p. 1283) C'est pour les m锚mes raisons qu'il se r茅f猫rera au聽Roland furieux聽de l'Arioste et aux聽Chroniques italiennes聽de Stendhal lors de l'茅criture du聽Cycle du Hussard听: 脿 la mani猫re de ces deux 茅crivains, Giono a cherch茅 脿 montrer dans un cadre pass茅 (en l'occurrence, le XIXe si猫cle) l'ensemble des valeurs qui n'existent plus dans le pr茅sent, comme autant de reproches 脿 celui-ci.

Giono n'a cependant pas comme objectif de lancer un message 脿 ses contemporains : en entretien avec Jean Amrouche, qui tente de lui faire formuler une 芦 id茅ologie 禄 sous-jacente 脿 son oeuvre, le romancier insiste pour 芦 rest[er] dans le syst猫me des romans. 禄 (Giono, 1990, p. 157) S'il 茅crit, c'est uniquement afin de saisir 芦 cet 茅l茅ment romanesque qui, seul, distrait de l'ennui 禄 (Giono, 1990, p. 64), 芦 la grande mal茅diction 禄 (Giono, 1990, p. 58) de son temps. Le roman et les histoires qu'il accueille deviennent pr茅texte 脿 un聽divertissement聽sans 茅quivalent 鈥� le mot, emprunt茅 par Giono 脿 Blaise Pascal, est sans cesse employ茅 pour justifier son activit茅 d'茅crivain, dans son sens propre, loin de toute 芦 m茅taphysique 禄.

Le roman de la d茅mesure : du rocambolesque au cosmique.

Comme il l'explique dans ses entretiens avec Jean Amrouche, Giono ressent une n茅cessit茅 imp茅rieuse de sortir de la p茅riode dans laquelle il vit : ce serait l脿 la justification de l'茅lan cr茅ateur qui l'anime. Pour le romancier comme pour le lecteur, le roman se doit d'锚tre un 芦 d茅part 禄, une 芦 aventure 禄, un 芦 voyage sans boussole 禄 (Giono, 1990, p. 194-195). Ce qui compte, c'est d'锚tre emport茅 par les p茅rip茅ties et rebondissements d'une histoire, d'锚tre lanc茅 vers son d茅nouement. La t芒che du romancier se d茅finit chez Giono d'abord par cet acte de raconter et cette capacit茅 脿 captiver autant le lecteur que le conteur lui-m锚me :

Je me mets toujours au travail le matin devant ma page sans savoir du tout ce qui va se passer. Rien n'est pr茅par茅. Rien n'est pr锚t. Je m'arr锚te le soir 脿 un moment o霉 je ne sais pas ce qui va se passer; car je me raconte en premier lieu le livre 脿 moi-m锚me, ce qui m'int茅resse, c'est de raconter ce livre, plus que d'茅crire un livre pour 茅crire un livre. (Giono, 1985, p. 156)

Le projet romanesque que formule Giono, comme les mod猫les qu'il 茅voque, sont in茅vitablement influenc茅s par ce besoin d'aventure et cette exigence d'ind茅cision sur les voies qu'empruntera le r茅cit. La lecture que fait son ami Lucien Jacques d'础苍驳茅濒颈辩耻别, la toute premi猫re tentative romanesque de Giono, semble avoir 茅t茅 d茅terminante en ce sens. Jacques avertit Giono qu'il fait fausse route : 芦听础苍驳茅濒颈辩耻别聽n'est pas un roman. C'est un grand po猫me 禄 (Giono-Jacques, 1981, p. 49), lui lance-t-il. Dans une lettre du 21 mars 1924, il s'explique :

La beaut茅 de l'茅criture vous a trop retenu et vos bonshommes ne vont pas assez vite, et la plaisante introduction ne fait pas excuser l'insuffisance psychologique; le roman d'aventure, car au fond c'en est un, a besoin de plus de vie, d'allant [鈥�]. Bref, je n'ai pas 茅prouv茅 la continuit茅 dans ma curiosit茅 et c'est un signe sans doute dont il vous faudrait tenir compte, mon int茅r锚t 茅tant celui d'un simple lecteur. (Giono-Jacques, 1981, p. 60)

Giono, qui lui accorde dans la lettre suivante qu'础苍驳茅濒颈辩耻别聽est 芦 absolument rat茅 禄, r茅it茅rera sans cesse 脿 partir de ce moment son d茅sir d'茅crire quelque chose qui 芦 puisse se lire et se d茅sirer comme un roman d'aventures 禄 (Giono, 1995, p. 362), 脿 l'image du聽Grand Meaulnes聽qui l'a tout particuli猫rement enthousiasm茅 Au cours de la r茅daction du聽Chant du monde, dans sa correspondance avec Jean Gu茅henno, c'est l'expression de 芦 feuilleton paysan dans le genre des sagas norv茅giennes 禄 (Giono-Gu茅henno, 1991, p. 114) qui vient synth茅tiser ses intentions. Giono signifie par cela qu'il s'efforce d'accumuler les aventures et les impr茅vus, dans une histoire de longue haleine qui 芦 court et galope 禄. Il ira m锚me jusqu'脿 souhaiter r茅ussir 芦 le roman de cape et d'茅p茅e des temps actuels. Ah, si je pouvais 锚tre Ponson du Terrail. Sans compter que je vais m'y efforcer. 禄 (Giono, 1995, p. 377) La r茅f茅rence 脿 l'auteur de聽Rocambole, dont ce n'est pas la seule occurrence, ne manque pas de surprendre en 1943. Elle n'est pourtant pas isol茅e dans le journal de Giono, qui semble se lancer dans l'inventaire des formes 芦 non nobles 禄 du roman afin de mieux s'inscrire dans une histoire populaire du genre. Lecteur des聽Causes c茅l猫bres听别迟 des聽Annales de la police, Giono est 茅galement influenc茅 par le roman policier et s'en inspire au moment de composer la trame de ses propres romans : 芦 au lieu que le r茅cit y soit le d茅veloppement du sujet (ce que j'ai fait jusqu'脿 pr茅sent)聽c'est le sujet qui doit surgir du d茅veloppement du r茅cit. Faire tr猫s attention que cela va peut-锚tre conditionner la construction et le style.聽Faire na卯tre une attention maxima d'une attente maxima. 禄 (Giono, 1995, p. 416)

Giono se sent 茅galement proche d'une tradition romanesque plus ancienne, incluant autant聽Don Quichotte聽que le聽Roman comique聽de Scarron. Il choisit les mod猫les de ses personnages au sein d'une litt茅rature de h茅ros populaires ou picaresques, nommant tour 脿 tour Tchitchikof, Lazarillo de Tormes et Till Ulenspiegel dans son journal 鈥� tout en affirmant que ses propres personnages les d茅passeront. Le romancier finit par se voir comme une sorte d'茅quivalent de Cervant猫s au XXe si猫cle, 芦 exactement taill茅 pour faire le grand roman picaresque聽actuel聽d'observation, d'ironie, de rire et de drame, qui pourrait 锚tre mon grand livre. 禄 (Carnet de notes, 1948, cit茅 dans Giono, 1990, p. 296) Toutefois, sa lecture de聽Don Quichotte聽laisse entendre qu'il n'adh猫re pas tout 脿 fait au parti pris ironique que l'on attribue g茅n茅ralement 脿 Cervant猫s :

Ne jamais oublier qu'apr猫s聽Don Quichotte聽[鈥�] Cervant猫s a fini sa vie en 茅crivant les聽Trabajos de Persiles y Sigismonda. [鈥�] Il faudrait que聽Fragments聽soit un adieu 脿 la po茅tique (comme聽Don Quichotte聽est un adieu 脿 la聽grandeur聽鈥� et non pas une satire de la chevalerie. Quelle petitesse! Imaginer que Cervant猫s a voulu railler la chevalerie! et il finirait sa vie en 茅crivant (avec un soin extr锚me de la forme et de l'esprit) un roman de Chevalerie! Non, il a voulu dire m茅lancoliquement (de l脿 la folie de Don Quichotte) adieu 脿 la grandeur.) [鈥�] Adieu au romantisme, au seuil de ce 1616 o霉 l'on va (vous allez voir) pr么ner la v茅rit茅, l'exactitude, la tranche de vie [鈥�]). (Giono, 1995, p. 313)

Giono revendique sa filiation avec Cervant猫s, comme avec Ponson du Terrail, parce qu'il voit en eux des exemples de romanciers ayant cru 脿 la valeur du 芦 romanesque 禄, dont il n'explicite jamais le sens dans ses 茅crits, mais que l'on peut comprendre comme une sorte de sentiment d'exaltation. Il se pose lui-m锚me en quelque sorte comme un Don Quichotte, puisant dans les romans du pass茅 une grandeur devenue irrecevable chez ses contemporains, qu'il tentera tout de m锚me de recr茅er dans leur monde.

Giono consid猫re 茅galement l'auteur de聽La Com茅die humaine聽comme l'un de ses principaux mod猫les : s'il critique parfois le statisme de certaines de ses descriptions, il vante tout particuli猫rement l'茅lan des聽Chouans听别迟 du聽Cabinet des Antiques聽(Giono, 1995, p. 447). Pour ces deux livres, il va m锚me jusqu'脿 faire de Balzac un point tournant de l'histoire litt茅rature, divisant la production romanesque qui l'a suivi en deux parties : 芦 l'ennuyeux et un pr茅cipit茅 de pittoresque, la lavasse et le pr茅cipit茅. Le roman policier est un condens茅 pittoresque :聽Une t茅n茅breuse affaire聽sans Balzac. Tous les autres livres sont des lavasses desquelles la plupart du temps on s'茅coeure. 禄 (Giono, 1995, p. 416) Giono cherchera 脿 r茅concilier l'exaltation de l'aventure avec l'ampleur du drame et la profondeur d'analyse, dissoci茅es depuis Balzac, et trouve cette formule r茅v茅latrice pour d茅crire son projet en cours,听Fragments d'un paradis听: 芦听un roman policier cosmique. 禄 (Giono, 1995, p. 416) On d茅couvre dans son journal d'autres expressions de ce qu'il esp猫re accomplir : 芦 脡largissement de la pens茅e [鈥�] en lui donnant une sorte de classicisme balzacien PLUS LOGIQUE 禄 (Giono, 1971, t. 4, p. 1127). Ou encore : 芦 La formule d'op茅ra bouffe est nouvelle : cadre traditionnel du roman fran莽ais + modernisme. 禄 (Giono, 1971, t. 3, p. 1284) Le roman 脿 faire, tel que le con莽oit Giono, doit donc inclure le bouillonnement du monde moderne, qui devient la mati猫re nouvelle de l'aventure romanesque, dans une composition 茅labor茅e. La cons茅quence directe de ce projet de roman 芦 cosmique 禄 est la d茅mesure, sous toutes ses formes. Celui qui se d茅crit comme un 芦 p锚cheur de d茅mesure 禄 (Giono, 1990, p. 138) note en 1935 dans son聽Journal聽qu'il ne s'est 芦 jamais efforc茅 vers la concision et la clart茅. Je ne les consid猫re pas comme des qualit茅s dans l'茅tat actuel de la litt茅rature fran莽aise qui meurt de clart茅, de concision et d'an茅mie. [鈥�] j'ai voulu atteindre l'abondant, le riche et le g茅n茅reux. Donner beaucoup. Des livres de grande densit茅 禄. (Giono, 1995, p. 78) Ces qualit茅s en viennent m锚me 脿 d茅finir le roman : celui-ci, comme son auteur, poss猫derait une dimension propre.

Pour moi, le romancier est un homme qui donne beaucoup, g茅n茅reusement, des images, et g茅n茅reusement des richesses 脿 la fois de style et de verbe. Il faut que ce soit 茅norme. Un autre romancier, c'est Faulkner. Il m'appara卯t avoir la dimension du romancier. Alors que Dos Passos ne l'a pas. Melville avec聽Moby Dick, 莽a c'est un romancier. (Giono, 1985, p. 148)

Il faut 芦 faire nombre 禄, note Giono 脿 plusieurs reprises, admiratif de la 芦 prodigieuse abondance 禄 d'Hugo, oppos茅e 脿 celle, 芦 mesquine 禄, de Balzac, qui accumulerait les d茅tails sans contribuer 脿 la v茅rit茅 de l'histoire. En somme, que ce soit dans la grandeur qu'il pr锚te 脿 ses personnages ou dans celle, d茅mesur茅e, qu'il veut donner 脿 son r茅cit, le romancier en Giono envisage de d茅passer les 锚tres et la litt茅rature qui l'entourent 脿 son 茅poque.

L'insuffisance du 谤茅别濒.

Si Giono dit vouloir r茅aliser le 芦 grand roman picaresque聽actuel聽d'observation 禄, ce n'est pas dans le but de demeurer coll茅 脿 cette r茅alit茅 moderne dont il se fait le t茅moin. Selon lui, les moyens r茅alistes ne suffisent pas 脿 rendre la v茅rit茅 du 谤茅别濒 : c'est en quoi il se distingue de la queue de file du courant r茅aliste, c'est-脿-dire des Roger Martin du Gard, Jules Romains et autres auteurs de romans-fleuves dont l'aboutissement survient au moment o霉 Giono met en place son propre projet romanesque. La forme imposante des romans-fleuves semble tout 脿 fait adapt茅e 脿 son d茅sir de 芦 grandeur 禄, mais Giono d茅nonce dans ses r茅alisations contemporaines le manque de v茅rit茅 romanesque, la soumission 脿 l'exactitude historique et 脿 la 芦 tranche de vie 禄. Si dans聽Sc猫nes de la vie future, rare exception, Georges Duhamel parvient 脿 rendre la 芦 dimension 禄 de l'homme, l'auteur des聽Hommes de bonne volont茅听别迟 celui des聽Thibault聽m茅riteraient quant 脿 eux de prendre des le莽ons de Ponson du Terrail, affirme Giono. Dans son journal, il se montre assez dur avec les 茅crivains 芦 journalistes 禄, incapables d'inventer afin de restituer au 谤茅别濒 sa v茅rit茅 : dans ses entretiens avec Carri猫re, il oppose ainsi Eug猫ne Sue et Zola, o霉 le premier serait le 芦 vrai romancier 禄 d'une p茅riode litt茅raire domin茅e par le projet naturaliste de l'autre, le 芦 faux 禄. Hemingway et Dos Passos sont 茅galement 茅corch茅s 脿 plusieurs reprises, ne satisfaisant selon Giono qu'un excessif 芦 besoin de renseignements 禄. Chez les Am茅ricains, seul Faulkner est 茅pargn茅 et d茅crit comme un v茅ritable 茅crivain, capable de cr茅er son 芦 Sud imaginaire 禄 comme l'a fait Giono avec sa Provence natale. Pour les m锚mes raisons, il pr茅f猫re 脿 Gogol le romancier en Dosto茂evski, qui a d茅peint une soci茅t茅 russe imaginaire. Il recommande m锚me aux romanciers de ne pas trop conna卯tre leur sujet avant d'茅crire, 脿 l'image de Herman Melville qui ne s'est que tr猫s bri猫vement mouill茅 comme p锚cheur de baleines avant de r茅diger聽Moby Dick.

Au moment de la composition du聽Cycle du Hussard, il constate avec modestie que 芦 de toute fa莽on la conception est originale et bien sup茅rieure 脿 la conception de toutes les oeuvres cycliques actuelles (Hommes de bonne volont茅, etc.), plus pr猫s de la vie 鈥� et de la vie imaginaire. 禄 (Giono, 1971, t. 3, p. 1282) 脢tre 芦 pr猫s de la vie 禄, cela requiert donc une certaine libert茅 que le r茅alisme pur n'admet pas : Giono se sent ici plus proche de Stendhal, qui serait quant 脿 lui toujours 芦 juste 禄 et parviendrait 脿 p茅n茅trer dans le 芦 myst猫re des passions 禄 (Giono, 1990, p. 134) en s'accordant une marge de manoeuvre dans l'imaginaire. En quelque sorte, le projet de Giono serait un raffinement du r茅alisme, devant lequel il prend tout de m锚me beaucoup de distance, comme il l'explique dans son journal : 芦 Quant au 谤茅别濒, au r茅alisme, si on veut aller au bout, il faut qu'il soit dans l'espace听别迟 non pas聽plan. Alors oui, c'est 谤茅别濒. Le reste, 莽a fait simplement voyeur, trou de serrure, indiscr茅tion. [鈥�] Le 谤茅别濒 v茅ritable, il n'y a rien de plus ir谤茅别濒. R茅els, Th茅rive et les populistes? Non. R茅el, Dabit? Non. 禄 (Giono, 1995, p. 366) Par 芦 l'espace 禄, Giono entend ici de donner une profondeur au 谤茅别濒 en s'y ajoutant (en tant que romancier), en l'augmentant d'une part d'imaginaire tout 脿 fait subjective, plut么t que de se borner 脿 le d茅crire. Il revendique plut么t le 芦 droit au mensonge 禄 du romancier.

Mais Maupassant mentait (interpr茅tait) mais Gide ment (heureusement) mais Eug猫ne Dabit a souffert et est mort de ne pas savoir mentir, c'est-脿-dire de ne pas avoir la force (physique d'abord) de dig茅rer les 芦 spectacles 禄 pour finalement les exprimer comme Van Gogh exprime un champ de bl茅 et un cypr猫s. Car, ils savent et il savait bien (E.D.) que ce qui m'int茅resse n'est pas le cypr猫s ou le champ de bl茅, c'est le cypr猫s + Van Gogh et le champ de bl茅 + Van Gogh. La marque. Imprimer sa marque. (Giono, 1995, p. 313-314)

C'est en quelque sorte l'茅quation de l'invention : l'artiste trouve la mati猫re de son oeuvre dans cette petite r茅fraction de la vie 脿 travers sa propre sensibilit茅. Giono, pour qui il est impossible de s'effacer de sa propre cr茅ation, s'茅loigne donc de la vis茅e d'objectivit茅 du roman traditionnel. On trouve ici le fondement de cette 芦 po茅tique de la Renaissance 禄 (Giono, 1995, p. 423-424) qui l'habite tout au long de son journal : 脿 partir des ann茅es trente, le romancier cherche un nouvelle conception du 谤茅别濒 ou une nouvelle mani猫re pour l'homme de le rencontrer, en d茅faisant l'opposition entre le聽谤茅别濒听别迟 l'颈诲茅补濒. L'颈诲茅补濒, plus proche de l'homme qui en est la source, serait une voie d'acc猫s toute d茅sign茅e au 谤茅别濒 dans le roman.聽Giono d茅veloppe dans ses entretiens avec Jean Amrouche une th茅orie聽spatiale聽de la cr茅ation, o霉 il explique que l'invention du romancier ne peut occuper la place de ce qui existe d茅j脿 et donc co茂ncider avec le 谤茅别濒 :

si vous voulez cr茅er la r茅alit茅, vous 锚tes oblig茅 de la cr茅er 脿 c么t茅 de la v茅rit茅. La v茅rit茅 occupe une certaine place dans l'espace, que vous le voulez ou non. Et, si vous devez cr茅er quelque chose, un personnage ou un paysage, qui ressemble 脿 un personnage ou 脿 un paysage 谤茅别濒, vous 锚tes oblig茅 de le cr茅er 脿 c么t茅. [鈥�] Je ne pourrais jamais 锚tre un journaliste, d茅crire un fait divers qui s'est pass茅 sous mes yeux. J'ai essay茅 : j'en suis totalement incapable. Quand je veux, dans mon journal personnel, marquer un 茅v茅nement qui vient de se passer dans ma vie, essayer de le serrer au plus pr猫s, je vois toujours l'endroit o霉 je triche. (Giono, 1990, p. 71)

On remarque ici que Giono n'a pas seulement un go没t pour l'invention, mais voit en elle une v茅ritable n茅cessit茅. La r茅alit茅 se d茅forme instinctivement sous les yeux du romancier, g锚n茅 par le 谤茅别濒, trop 脿 l'茅troit dans ses limites. 芦 Lutter contre cette r茅alit茅 est mon travail presque principal dans la cr茅ation. 禄 (Giono, 1990, p. 184)聽狈辞茅聽(1947), roman de 芦 l'invention romanesque 禄, se lit comme l'illustration de ce rapport inusit茅 au 谤茅别濒 et de son caract猫re spatial : apr猫s la fin d'Un roi sans divertissement, on aper莽oit quelques-uns de ses protagonistes, qui sont peu 脿 peu remplac茅s par d'autres, surgissant au gr茅 des pens茅es de Giono dans un roman qui se fait et d茅fait sous nos yeux, pour enfin laisser place aux personnages du roman 脿 茅crire,听Les Noces. Dans聽狈辞茅, donc, deux r茅alit茅s 鈥� celle de l'imaginaire romanesque et celle de la maison familiale de Giono 脿 Manosque 鈥� se superposent, s'imbriquent l'une dans l'autre sous les yeux du lecteur : 芦 le paysage invent茅 s'茅tait install茅 dans les espaces du paysage 谤茅别濒, sans le remplacer; c'茅tait simplement, d茅sormais, un paysage qui contenait deux fois plus de spectacles, une double perspective 禄 (Giono, 1961, p. 30). Les paysages sont tous deux 芦 grandeur nature 禄 et poss猫dent une m锚me pr茅sence, une m锚me tangibilit茅 pour le romancier, mais aussi pour le lecteur. En exposant ainsi le geste cr茅ateur, le livre vise 脿 montrer que l'invention romanesque peut acqu茅rir la r茅alit茅 du monde tel que nous le connaissons, qui est, comme nous en avertit Giono d猫s l'incipit, aussi 芦 faux 禄 que le reste : 芦 la r茅alit茅 se d茅place 禄 (Giono, 1961, p. 29), ajoute-t-il. Le roman n'est pas d茅cri茅 comme une 芦 construction semblable aux cr猫ches de No毛l [鈥�] (et, dans ce cas-l脿, les choses sont bien s茅par茅es : sur la table, Nazareth vu par le gros bout de la lorgnette; autour de la table, le monde ordinaire vu 脿 l'oeil nu) 禄 (Giono, 1961, p. 20); il n'est pas non plus montr茅 comme un ensemble de 芦 petites marionnettes 禄 dont les fils sont tir茅s par un romancier d茅miurge. Plut么t, il est un 芦 monde 禄 en soi, vivant en interp茅n茅tration avec le monde 谤茅别濒. 狈辞茅 sert la cause de Giono en ce qu'il lui permet de partager avec ses lecteurs le fond d'茅merveillement et le consentement 脿 l'imaginaire que pr茅suppose pour lui l'aventure du roman.

Vers le roman : vie et psychologie du personnage.

Le romancier n'est pas seul 脿 锚tre 芦 g锚n茅 禄 par la r茅alit茅 : s'il 茅volue dans un cadre r茅aliste, le personnage est lui aussi tenu 脿 des gestes contraires 脿 sa volont茅, selon Giono, pour qui le personnage poss猫de effectivement une volont茅 dont le romancier serait le 芦 sujet 茅bloui 禄 (Giono, 1990, p. 174). Dans ses entretiens avec Jean Amrouche, il explique qu'il n'est pas tenu 芦 dans les t茅n猫bres 禄 au cours de la cr茅ation et qu'il est, plut么t, orient茅 par ses personnages : 芦 je suis dans leur propre lumi猫re et non eux dans la mienne. 禄 (Giono, 1990, p. 291) Nous pourrions ajouter que c'est pourquoi la grande majorit茅 de ses projets de cycles n'aboutit pas : le personnage l'entra卯ne librement l脿 o霉 il le d茅sire. Celui-ci vit 谤茅别濒lement d猫s qu'il se dissocie du romancier, d猫s qu'il fait un geste que ce dernier n'aurait pas choisi et r茅siste 脿 ses plans : 芦 mon personnage peut faire certains gestes auxquels je ne m'attends pas, qui pourront me jeter en dehors de ce plan g茅n茅ral. L脿, je ne suis g茅n茅ralement pas r茅tif, je peux le suivre, c'est lui qui a raison 脿 ce moment-l脿. 禄 (Giono, 1990, p. 187) Au d茅but de聽狈辞茅, par exemple, Giono raconte comment il a suivi Langlois jusqu'脿 l'emplacement du futur聽bongalove聽(sa maison), croyant d'abord que le h茅ros d'Un roi sans divertissement聽ne savait pas trop ce qu'il faisait, 茅tant sur le point de l'arr锚ter, mais lui faisant tout de m锚me confiance jusqu'au bout (voir Giono, 1961, p. 29).

Giono r茅active ici le聽topos聽du personnage qui 茅chappe 脿 son romancier : en outre, Giono prescrit au personnage de lui 茅chapper et voit en cela une n茅cessit茅 de la cr茅ation romanesque. On en trouve un exemple dans les carnets de notes du聽Cycle du Hussard. Giono avait commenc茅 脿 茅crire聽Angelo, premi猫re partie du聽Hussard sur le toit, qu'il a fini par couper : il composait des fiches, faisait des plans, 茅laborait un sch茅ma narratif complexe, tandis que les personnages naissaient sous ses yeux sans qu'il ne s'en rende compte. Il exprime ainsi dans ses carnets une grande 芦 honte 禄 lorsqu'il s'aper莽oit que 芦 tout le monde 茅tait l脿, il n'y avait que moi qui n'y 茅tais pas. 禄 (Giono, 1971, t. 4, p. 1165) Il ajoute plus tard qu'il 芦 ne s'agissait plus cette fois de composer (dans tous les sens du terme). Il s'agissait d'aimer. Ce qui se fait en 茅lans et de dons. Il n'茅tait plus n茅cessaire d'expliquer qui 茅tait Angelo. [鈥�] Je n'avais plus qu'脿 le suivre. 禄 (Giono, 1971, t. 4, p. 1175)

Pour Giono, le personnage qui surgit en lui arrive charg茅 de ses propres aventures : il n'est que la 芦 t锚te chercheuse 禄 de l'ensemble du livre, comme le formule Gracq. 芦 Ce personnage n'est pas arriv茅 tout nu et tout cru : il est arriv茅, pr茅cis茅ment, avec une histoire qui va 锚tre celle du roman. Dans ce roman, il y a d'autres personnages qu'il va rencontrer, il y a des paysages qu'il va traverser 禄 (Giono, 1990, p. 181). Pour cela, Giono se dit bien diff茅rent de Martin du Gard, qui r茅digeait des 芦 monographies 禄 compl猫tes sur ses personnages avant de composer leur histoire. Quant 脿 lui, il devine peu 脿 peu ses personnages tout en d茅couvrant leur destin. 芦 Par exemple, pour聽Le Grand Troupeau, j'ai 茅t茅 oblig茅 de le r茅茅crire quatre fois parce que le personnage du Capitaine s'imposait, et que, malgr茅 la guerre 鈥� j'avais ma disposition toute l'artillerie de l'arm茅e allemande pour le tuer 鈥� je ne r茅ussissais pas 脿 le tuer. 禄 (Giono, 1990, p. 178) Le romancier se voit oblig茅 de ruser avec ses personnages, qui sont parfois r茅fractaires 脿 sa volont茅 et l'emp锚chent d'茅crire l'histoire pr茅vue 鈥� un peu comme dans聽狈辞茅, o霉 il fuit litt茅ralement le personnage de Delphine, arriv茅e 脿 la sc猫ne finale d'Un roi sans divertissement听别迟 exigeant d'exister encore, de jouer un r么le dans un nouveau roman.

Le foisonnement de personnages, de gestes, de paroles qui entoure l'histoire du roman doit donc 锚tre soigneusement 茅cart茅 par le romancier, mais il est int茅ressant de noter que cet 芦 alentour 禄 du drame existe bel et bien : le roman ne se d茅roule pas 芦 en l'air 禄. Tout le 芦 catalogue 禄 ou l'芦 inventaire 禄 du monde imaginaire est pr茅sent 脿 l'esprit du romancier, m锚me s'il ne s'en sert pas (Giono, 1961, p. 31-33), et contribue 脿 faire de ses personnages de v茅ritables 芦 d茅cors vivants 禄 (Giono, 1985, p. 161) 脿 l'existence ind茅pendante. Dans聽狈辞茅, la superposition des mondes 谤茅别濒s et imaginaires s'op猫re 茅galement avec le personnel romanesque : par exemple, Monsieur V., obscur personnage d'Un roi sans divertissement, traverse Giono dans son bureau et co茂ncide momentan茅ment avec lui. (Giono, 1961, p. 13-14). Au moment o霉 travaille le romancier, 芦 il ne reste plus que 鈥渓e鈥� personnage qui prononce la parole que je suis en train d'茅crire, ou qui fait le geste que je suis en train de d茅crire. 禄 (Giono, 1985, p. 162) Il poss猫de encore une mince avance, presque imperceptible : 芦 il n'y avait que le petit geste que j'茅tais oblig茅 de faire pour 茅crire qui d茅passait un peu 禄 (Giono, 1961, p. 17). L'identification du romancier et de ses cr茅ations n'est cependant que temporaire, intermittente et en quelque sorte accidentelle, loin de l'identification psychologique pleine ou permanente que pourrait supposer une affirmation comme : 芦 M.V., c'est moi 禄. C'est pr茅cis茅ment parce que les personnages, en n'茅tant pas model茅s 脿 partir de la personne du romancier, sont assur茅s d'une 芦 psychologie 禄 propre et souveraine.

Alors que ses contemporains contestent la psychologie, mat茅riau traditionnel du roman, Giono s'y accroche de plus en plus, en faisant un 茅l茅ment central de sa conception du roman centr茅e sur le personnage. Comble de la provocation, il va m锚me jusqu'脿 publier, au d茅but des ann茅es soixante, en pleine 芦 crise 禄 du roman, un recueil de courtes 茅tudes psychologiques intitul茅聽Coeurs, passions, caract猫res. La psychologie du personnage vient peu 脿 peu int茅grer la pens茅e de Giono, et participe 脿 ce que l'on pourrait appeler son accomplissement romanesque. S'il a toujours eu l'ambition d'茅crire des romans, il confie dans ses entretiens avec Amrouche qu'il n'en a r茅ussi qu'assez tard, dans les ann茅es trente et quarante, au moment o霉 il a ajout茅 une 芦 troisi猫me dimension de profondeur 禄 脿 ses personnages : c'est alors que les 芦 d茅cors vivants 禄 de聽狈辞茅, 茅voqu茅s plus haut, ont pu prendre forme dans son esprit et s'affranchir. Aux alentours des ann茅es 1935-1936, Giono constate dans son journal qu'il a une tendance naturelle 脿 expliquer par des 芦 proc茅d茅s magiques 禄 simplificateurs : il s'efforcera, 脿 partir de ce moment, de donner 脿 ses 芦 锚tre[s] asocia[ux] 禄 une dimension sociale, un 芦 vocabulaire de l'茅poque 禄, bref, de les pr茅senter dans toute leur complexit茅 avec des 芦 proc茅d茅s naturels 禄. Son mot d'ordre 脿 partir de ce moment : 芦 Rester dans la stricte r猫gle du drame de l'homme 禄 (Giono, 1995, p. 13). 芦 Faire humain 禄 (Giono, 1995, p. 19).

Moi je continue toujours 脿 penser 脿 mon caract猫re de romancier, c'est-脿-dire le propri茅taire d'un th茅芒tre de marionnettes. Pour aller de聽Que ma joie demeure听补耻虫听脗mes fortes, j'ai consid茅r茅 que l'homme 茅tait plus important que les symboles, que l'homme 茅tait plus important que les mystiques, et que l'homme 茅tait m锚me plus important que les hommes. (Giono, 1990, p. 211)

L'usage nouveau de la psychologie chez Giono est donc issu de ce recentrement sur l'homme : telle qu'il la con莽oit, la psychologie devient un moyen dynamique de cr茅ation romanesque, par lequel le romancier va 脿 la d茅couverte de ses personnages, qui lui d茅voilent peu 脿 peu leurs diverses dimensions int茅rieures. La psychologie trop rudimentaire des protagonistes de toute la premi猫re partie de son oeuvre aurait fait de celle-ci un ensemble de 芦 po猫mes 禄, comme il l'explique pour聽Colline听别迟 son h茅ros Janet :

Je n'ai pas fait un roman, parce que, pr茅cis茅ment, [鈥�] j'aurais d没 inclure, avec la m锚me simplicit茅, une psychologie plus exacte, allant plus loin, expliquer le coeur de Janet, expliquer le pourquoi des gestes. Or, je me suis born茅 脿 锚tre l'historiographe des gestes [鈥�]. 脟a a fait un po猫me, 莽a n'a pas fait un roman. Un roman aurait d没 锚tre psychologique! (Giono, 1990, p. 142)

Colline聽茅choue comme roman parce que Giono s'est restreint 脿 d茅crire de l'ext茅rieur Janet, qui est rest茅 un personnage 芦 plat 禄, sans le 芦 volume 禄 que lui aurait conf茅r茅 la psychologie. Ce volume va tout d'abord dans le sens d'une nouvelle 茅tendue temporelle. Dans ses entretiens, il qualifie ses premiers personnages d'芦 intemporels 禄, et les dit incapables d'茅voluer. En revanche, il note dans son journal en 1936 qu'il travaille 脿 des 芦 proc茅d茅s nouveaux d'茅vocation et de dialogues 禄 permettant de rendre l'ensemble du personnel romanesque dans son 芦 grouillement magnifique qu'on voit avec non seulement les gestes 辫谤茅蝉别苍迟蝉, mais les gestes pass茅s et futurs. 禄 (Giono, 1995, p. 140) Le volume nouveau du personnage provient 茅galement de l'impuret茅 de sa psychologie, c'est-脿-dire des sentiments parfois contradictoires qui l'habitent. Giono dit voir l'homme 芦 avec des yeux diff茅rents 禄 (Giono, 1990, p. 284) dans ses livres depuis la guerre, surtout 脿 partir d'Un roi sans divertissement听: par exemple, il d茅crit le h茅ros de聽Batailles dans la montagne聽comme 芦 obscurci d'humanit茅 et des t茅n猫bres de l'ind茅cision et de la faiblesse 禄, alors qu'il avait coul茅 les h茅ros de ses premiers livres dans un moule 芦 inhumainement pur 禄 (Giono, 1995, p. 126). On pourrait dire que Giono recr茅e dans son oeuvre le passage de l'茅pique (mot qui revient souvent d茅crire ses premi猫res 茅bauches dans sa correspondance) au romanesque, o霉 les personnages ne se contentent plus d'une dimension unique mais sont anim茅s par des dimensions cach茅es, dans le temps de leur vie comme dans leur caract猫re. (voir Godard, 1995)

Afin de sugg茅rer ces dimensions cach茅es du personnage, la technique narrative de Giono se d茅place vers le lacunaire, le discontinu, l'omission. 芦 Les mobiles des actions humaines sont habituellement beaucoup plus complexes et plus vari茅s qu'on ne se le figure apr猫s coup, 茅crit Giono dans ses carnets de travail; il est rare qu'ils se dessinent avec nettet茅. Le mieux est parfois pour le narrateur de se borner au simple expos茅 des 茅v茅nements. 禄 (Giono, 1971, t. 3, p. 1294) C'est ce qu'il conclut apr猫s sa lecture de Barbey d'Aurevilly, qui au final en dit trop et se prive des pouvoirs de la suggestion qui faisaient la force de Stendhal dans聽La Chartreuse de Parme听:

Barb. n'a pas le don de vie. Quelquefois, au passage, les seins d'une femme sont vivants et sa chair est br没lante, mais c'est tout, elle n'a pas d'芒me, c'est un beau mollusque nacr茅 dont on a faim et qu'on a envie de gober, il ne nous rend pas amoureux comme on l'est de la Sanseverina dont on ignore pourtant comment sont faits les seins et les cuisses. (Giono, 1995, p. 405)

Les rapports cr茅茅s par le romancier finissent par prendre vie dans l'esprit du lecteur et s'imposer 脿 son imagination gr芒ce 脿 quelques indications allusives. La psychologie telle que la con莽oit Giono n'est donc pas tenue 脿 la vraisemblance et 脿 une richesse de notations : elle gagne en quelque sorte sa v茅rit茅 dans le monde du roman.

Conclusion : pour soup莽onner Giono.

En somme, la pens茅e du roman de Giono pr茅sente peu de nouveaut茅 : nous avons vu chez d'autres romanciers ce m锚me rapport au personnage et cette m锚me revendication de l'imaginaire (nous pensons surtout 脿 Gracq, 脿 Gide, 脿 Mauriac). Toutefois, cette pens茅e 芦 nostalgique 禄, tourn茅e vers les r茅alisations pass茅es du genre romanesque, s'av猫re particuli猫rement int茅ressante par son caract猫re excessif et par le contexte dans lequel elle 茅merge. Il est possible de se demander si cette d茅fense d茅mesur茅e des pouvoirs romanesques ne repr茅sente pas une tentative d茅sesp茅r茅e de la part de Giono d'opposer au Nouveau roman une r茅sistance. Ses positions fortes seraient ainsi justifi茅es par la pr茅sence 茅crasante des avant-gardes 脿 son 茅poque. Dans ses entretiens, il appara卯t parfois peu cr茅dible 脿 force de nier toute complexit茅 (ou toute 芦 m茅taphysique 禄) 脿 son art romanesque et de le r茅duire au simple 芦 divertissement 禄. Nous sugg茅rons par cela que Giono ne serait peut-锚tre pas aussi na茂f que sa pens茅e du roman pourrait le laisser croire : il semble 脿 certains moments tr猫s lucide sur les raisons du 芦 soup莽on 禄, a un souci 茅vident du geste cr茅ateur, est conscient de l'envers du d茅cor et se montre pr锚t 脿 int茅grer tout ceci 脿 ses cr茅ations. En ce sens,听狈辞茅聽n'est pas tellement 茅loign茅 des tentatives du Nouveau roman visant 脿 montrer 芦 l'aventure d'une 茅criture 禄, selon la formule de Jean Ricardou. Cependant, m锚me si Giono se retient de parler de post茅rit茅 et appara卯t de plus en plus conscient d'锚tre demeur茅 seul dans sa voie, rien ne porte 脿 croire que le romancier ait cru sa 芦 r茅sistance 禄 vou茅e 脿 l'茅chec : il note dans son journal en 1937, alors que son art romanesque prend son tournant d茅cisif, que s'il se sent聽芦 loin en avant des choses faites dans ce si猫cle 禄, il demeure confiant que 芦 l'humanit茅 suivra 禄 (Giono, 1995, p. 170).聽Et il semble que la survivance du roman aujourd'hui lui ait, du moins provisoirement, donn茅 raison.

Ouvrages cit茅s :

• Jean Giono,听Entretien avec Jean Carri猫re, dans聽Jean Giono. Qui suis-je?, Lyon, La Manufacture, 1985.
• Jean Giono,听Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990.
• Jean Giono,听Journal (1935-1938), dans聽Journal, po猫mes, essais, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, 1995.
• Jean Giono,听Journal de l'Occupation, dans聽Journal, po猫mes, essais, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, 1995.
• Jean Giono,听狈辞茅, Paris, Gallimard, coll. 芦 Folio 禄, 1961.
• Jean Giono,听艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 3, 1971.
• Jean Giono,听艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.
• Jean Giono, 芦 Postface 脿听础苍驳别濒辞聽禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.
• Jean Giono, 芦听Pr茅face aux聽Chroniques romanesques聽禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 3, 1971.
• Jean Giono,听 芦 Pri猫re d'ins茅rer 禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 2, 1971.
• Jean Giono et Jean Gu茅henno,听Correspondance Jean Giono-Jean Gu茅henno (1928-1969), Paris, Seghers, 1991.
• Jean Giono et Lucien Jacques,听Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques (1922-1929), Paris, Gallimard, t. 1, 1981.
• Henri Godard,听D'un Giono l'autre, Paris, Gallimard, 1995.

芦 Lettre 脿 Fausto Lechi 禄, cit茅e dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.

芦 Postface 脿聽础苍驳别濒辞听[in茅dit] 禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.

芦 Pr茅face 脿聽Jean le Bleu聽禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 2, 1971.

芦 Pr茅face aux聽Chroniques romanesques聽[1962] 禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 3, 1971.

芦 Pr茅face d'础苍驳别濒辞听[1958] 禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes,聽Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.

芦 Pr茅face d'Angelo聽(deuxi猫me version) [1969]聽禄, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.

芦 Pri猫re d'ins茅rer 禄 脿聽Le Chant du monde, dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, t. 2, 1971.

Carnets de travail :

(Ces extraits des carnets de travail, qui n'ont pas encore fait l'objet d'une publication, ont 茅t茅 s茅lectionn茅s parmi ceux que l'on retrouve dans les notices accompagnant les聽Oeuvres romanesques compl猫tes聽de Giono聽aux 脡ditions Gallimard, dans 芦 La Pl茅iade聽禄.)

芦颁补谤苍别迟听Opus 28/Opus 29聽禄, cit茅 dans聽艗uvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 3, 1971.

芦 Cartons d'茅bauche du聽Cycle du Hussard聽禄, cit茅s dans聽Oeuvres romanesques compl猫tes, Paris, Gallimard, coll.聽芦 La Pl茅iade 禄, t. 4, 1971.

Correspondances :

Correspondance Jean Giono - Jean Gu茅henno (1928-1969), Paris, Seghers, 1991.

Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1922-1929), Paris, Gallimard, t. 1, 1981.

Correspondance Jean Giono - Lucien Jacques (1930-1961), Paris, Gallimard, t. 2, 1981.

Entretiens :

芦 Entretien avec Jean Carri猫re 禄, dans聽Jean Giono. Qui suis-je?, Lyon, La Manufacture, 1985聽[1965].

Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Paris, Gallimard, 1990聽[1952].

Journaux :

芦 Journal (1935-1939) 禄, dans聽Journal, po猫mes, essais, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, 1995, p. 1-308.

芦 Journal de l'Occupation聽禄, dans聽Journal, po猫mes, essais, Paris, Gallimard, coll. 芦 La Pl茅iade 禄, 1995, p. 308-484.

Oeuvres romanesques :

(La pr茅sente section contient toute oeuvre de fiction dans laquelle Giono, fort soucieux du geste cr茅ateur, met en sc猫ne et discute le processus d'茅criture en cours - c'est-脿-dire, pour reprendre ses mots, tout聽芦 roman de l'invention romanesque 禄. Nous ne retiendrons de ces oeuvres que les citations 脿 caract猫re conceptuel.聽Cette section est encore incompl猫te.)

狈辞茅聽[Chroniques], Paris, Gallimard, 1961.