Contenir l'expérience psychotique entre plusieurs systèmes de sens : La clinique transculturelle auprès d'adolescents migrants présentant un premier épisode psychotique
Cécile Rousseau, MD, Fiona Key, MD
La question de l'adéquation de nos systèmes diagnostiques et de nos approches thérapeutiques se pose chaque fois que nous intervenons avec des patients d'autres cultures. Lors de la dernière révision du DSM-IV le Group on Culture and Diagnosis (Alarcon 1995, Mezzich 1995) s'est penché sur les façons de rendre la formulation diagnostique et le plan de traitement élaboré subséquemment plus approprié culturellement. Les conclusions du groupe mettent de l'avant la nécessité de tenir compte de la façon dont le patient et son groupe de référence se représentent la maladie ou le problème (Good & Good, 1986) et soulignent que pour être réellement utile, une évaluation culturelle devrait affecter non seulement le processus diagnostique, mais aussi fournir en contextualisant son environnement social spécifique des avenues thérapeutiques (Lewis, Fernandez, 1996).
Dans le champ des désordres psychotiques l'importance des étiologies neurophysiologiques et des traitements biologiques relègue souvent la culture au rang de curiosité (Nuechterlein, 1992) pourtant de nombreuses études conduites pour la direction de l'Organisation mondiale de la santé ont montré que le cours de la schizophrénie varie de façon transculturelle et est plus favorable dans les pays non occidentaux (Leff et al, 1992). Même si les facteurs spécifiques responsables de ces différences n'ont pas été identifiés clairement, ils indiquent que, à des niveaux personnels et/ou collectifs, des facteurs socio-culturels peuvent avoir une importance clé au niveau de l'évolution de ces problèmes. Corin (sous presse) suggère qu'un de ces facteurs est la façon dont la culture structure les réseaux de symboles et de significations au travers desquels l'expérience de la maladie est comprise. Or, dans le cas des adolescents migrants, qui développent une double appartenance culturelle, l'expérience de la maladie se formule à partir d'au moins deux univers culturels. Cela représente un défi supplémentaire pour la famille et pour l'équipe traitante, déjà aux prises avec la crise que représente un premier épisode psychotique. Ce défi auquel fait face l'adolescent migrant et sa famille peut être, et est souvent, vécu sous le signe de l'incompréhension et du chaos: les consultations tardives et l'absence d'observance du traitement chez les populations migrantes ont été amplement documentée. La présence simultanée de 2 univers culturels peut aussi cependant dans certains cas élargir le champ de stratégies disponibles pour le jeune et sa famille en leur permettant d'emprunter à la fois aux savoirs de la communauté d'origine et aux connaissances de la communauté hôte et de ses institutions.
L'objectif de cet article est d'analyser l'apport possible et la spécificité d'une approche transculturelle auprès de ces familles. Nous présenterons l'expérience clinique de la clinique transculturelle de l'hôpital de Montréal pour Enfants auprès des adolescents psychotiques immigrants à partir de 5 vignettes cliniques puis nous discuterons certains des principes cliniques qui sous-tendent cette intervention.
L'Hôpital de Montréal pour Enfants est un hôpital pédiatrique universitaire dont l'urgence reçoit environ 30% d'enfants immigrants ou réfugiés de première ou de deuxième génération. L'hôpital n'a pas d'unité psychiatrique pour les adolescents et ceux-ci sont hospitalisé sur les étages médicaux et chirurgicaux par l'Adolescent acute Crisis Team qui initie le traitement et les réfère vers une instance appropriée. Depuis 4 ans l'hôpital a également une équipe de consultants en psychiatrie transculturelle. Ces deux équipes réalisent un travail conjoint autour des adolescents immigrants psychotiques en assurant une évaluation psychiatrique et culturelle et un traitement intégrant des approches occidentales et traditionnelles.
Mohamed : la malédiction d'un père
Mohamed est un jeune somalien de 15 ans qui s'est présenté à l'urgence dans un état de désorganisation important: terrorisé il avait des hallucinations visuelles et présentait des comportements agressifs. Un diagnostic de psychose aiguë a été posé. Il était arrivé de Somalie où il vivait avec son père, sa belle-mère et ses frères et soeurs, quelques mois auparavant. Il avait été envoyé par son père chez une sœur de celui-ci qui, rapidement, l'avait remis à sa mère dont il avait été complètement séparé pendant 9 ans. Au cours de l'hospitalisation la mère, qui au départ adhérait à une compréhension médicale de la maladie de son fils, avait peu à peu révélé le long conflit entre le clan du père et le sien qui sous-tendait l'histoire de Mohamed. Le père de Mohamed, après avoir pendant des années interdit tout contact entre celui-ci et sa lignée maternelle, avait décidé de l'envoyer indirectement à sa mère au moment où celle-ci, ayant refait depuis peu sa vie, se retrouvait enceinte. Par ailleurs, une série de catastrophes avaient frappé la famille de la mère durant les dernières années: son père en visite au Canada était décédé d'un cancer qui s'était déclaré de façon fulgurante. L'un de ses frères profondément affecté ne s'en était jamais remis et était profondément déprimé depuis cet événement. C'est la mort d'un autre de ses frère, dans un accident de train, qui avait été l'élément déclencheur de l'état de Mohamed. L'évocation d'étiologies traditionnelles du registre de la possession pour expliquer la maladie de Mohamed par l'équipe de psychiatrie transculturelle n'avait, au premier abord, pas rencontré d'échos chez la mère qui s'affirmait très acculturée. Sa sœur, arrivée en même temps que lui, avait par contre raconté que son autre frère avait été possédé deux ans auparavant et que la famille de sa belle-mère possédait des pouvoirs spéciaux et était crainte et respectée à cause de cela.
Après avoir hésité, la mère avait décidé de consulter des guérisseurs traditionnels, africains et somaliens, qui lui avaient été recommandés dans diverses villes. Ceux-ci avaient tous concordé dans leur diagnostic: Mohamed était possédé par un mauvais esprit envoyé par le lignage du père pour nuire à la mère; un des guérisseurs le décrivait comme "un missile vivant". L'équipe psychiatrique qui suivait Mohamed avait alors recommandé une intégration de différentes modalités thérapeutiques (médicales, religieuses et traditionnelles) et un rétablissement des liens avec le lignage paternel afin de contrer l'effet de la malédiction. Malgré le refus du père de Mohamed de répondre aux appels, l'alliance avec le lignage paternel avait pu être établi, grâce à sa sœur jumelle qui était de passage au Canada. Mohamed avait par la même occasion aussi rétabli les liens avec les cousins somaliens de la famille du père avec qui il avait été à la mosquée de façon répétée. En quelques semaines les symptômes psychiatriques de Mohamed avaient disparu, malgré l'abandon de la médication (risperidone), et il avait pu réintégrer une école où il ne présente que quelques difficultés d'apprentissage. Plus d'un an après cet épisode de psychose, d'une durée de 2 mois environ, son état reste stable.
Il semble que pour Mohamed le fossé culturel et religieux entre le pays d'origine et le pays hôte ait représenté métaphoriquement le conflit entre la lignée paternelle et la lignée maternelle, celle-ci étant présentée comme satanique par l'autre côté. La convergence des interprétations psychodynamiques et culturelles et la possibilité d'attribuer à une instance externe (un mauvais esprit) l'ambivalence et la colère face à la mère, ont permit à Mohamed de sortir du clivage entre lignée paternelle et maternelle, entre société d'origine et société hôte. Les deux côtés de la famille se sont retrouvés dans le traitement traditionnel qui a conjuré la transgression initiale de la mère (son départ de Somalie dans l'enfance de Mohamed) et a annulé les effets de la malédiction du père (renversée par la bénédiction de sa sœur jumelle). Mohamed a ainsi pu continuer de vivre avec sa mère sans avoir peur de lui causer du tort et tout en continuant à appartenir légitimement à la famille de son père.
Awa : devenir femme dans un monde étranger
Awa a 13 ans et est originaire du Bangladesh. Elle est hospitalisée dans un état presque catatonique, Immobile, terrorisée elle ne parle presque plus, elle refuse de s'alimenter et de boire. Elle entend des voix menaçantes et est persuadée qu'elle va être égorgée ou empoisonnée. La famille, dans un premier temps, la présente comme malade et écarte la possibilité d'étiologies de nature traditionnelle. Durant son hospitalisation on apprend que la décompensation d'Awa aurait été précipitée en partie par un fait divers: une jeune fille du Bangladesh aurait été retrouvée assassinée et mutilée dans un parc de Montréal. Awa révèle aussi qu'elle se croit enceinte et qu'elle a eu des relations sexuelles avec un garçon. Ses propos sont jugés délirants par sa famille. Un test de grossesse s'avère négatif.
Awa insiste pour retourner à la maison et le congé est donné alors qu'elle est encore très psychotique. En consultation externe avec ses parents et une interprète, elle est de nouveau catatonique. "Croyez-vous aux fantômes?" demande alors le père à la psychiatre. La conversation qui s'engage sur les revenants au Québec, ouvre la porte à la quête de sens de la famille: Awa est-elle tourmentée par un fantôme ou par un esprit malveillant envoyé par un prétendant éconduit, son père ayant refusé de la donner en mariage avant la fin de ses études? Durant la même séance, les difficultés associées à la puberté dans un pays où les normes de conduite pour les adolescentes sont très différentes des normes musulmanes sont évoquées. C'est le seul moment de l'entrevue ou Awa sort de sa stupeur, alors que ses parents avaient déclaré qu'elle se plaignait de surdité et de cécité, elle déclare soudain très clairement: "ah, je vois". Durant les semaines qui suivent les parents insistent pour qu'Awa reste à la maison malgré son état. La médication est augmentée et les parents sont encouragés à mettre en œuvre des stratégies traditionnelles de traitement: ils emmènent Awa à la mosquée et continuent à contacter des guérisseurs à New York et au Bangladesh. La famille du Bangladesh se mobilise. Awa semble rassurée par cette grande mobilisation et demande la venue de sa tante, à peine plus âgée qu'elle et de qui elle est très proche. Celle-ci semble jouer un rôle de modèle d'identification féminine alors que la mère, trop âgée, ne peut tenir cette place et que les pairs du pays hôte apparaissent comme inacceptables pour la famille. Peu à peu Awa sort de la psychose et la famille établit des liens étroits avec l'équipe thérapeutique, comme si celle-ci assumait un rôle de complément à la famille étendue. Le père assure que la médication soit prise et voit d'un bon œil l'intégration des différentes modalités thérapeutiques mais il s'oppose implicitement à l'établissement d'une relation duelle entre Awa et les thérapeutes. Au moment du retour à l'école Awa change d'école et se retrouve dans un milieu privé, plus structuré, où elle risque moins d'être fréquemment sollicitée à cause de sa beauté et ou son grand frère la protège.
Pour Awa l'évocation et la mobilisation autour des étiologies traditionnelles a permis d'éviter partiellement le stigma associé à la maladie mentale dans sa communauté et de rétablir un lien fort avec la famille du Bangladesh tout en ayant recours à la pharmacologie occidentale et à un suivi psychiatrique. Sans accepter de nommer directement l'attirance du modèle féminin occidental sur leur fille, ce qui aurait pu être problématique pour leur honneur, la famille a cependant pris des mesures afin qu'Awa se retrouve dans un milieu moins radicalement opposé aux valeurs familiales et puisse ainsi plus facilement établir un pont entre la façon de devenir une femme dans le pays d'origine et dans le pays hôte.
Marie: entre tradition et médecine, aménager le deuil des attentes
Marie est une jeune fille de 15 ans, née au Canada de parents haïtiens. Elle a été hospitalisée en état de déshydratation et de dénutrition importante, sa mère ayant attendu le plus possible avant de l'amener contre son gré à l'hôpital, enfermée dans un mutisme presque complet et visiblement hallucinée. Marie en est à sa deuxième hospitalisation pour psychose. Environ 6 mois auparavant, elle avait été admise durant deux semaines dans une institution psychiatrique. Médiquée de force, isolée et souvent retenue par des contentions, ses parents avaient fini par signer un refus de traitement et gardaient de cet épisode un souvenir traumatisant qui expliquait le retard actuel à consulter. Suite à cette première hospitalisation son père l'avait emmenée chez sa grand-mère en Haïti où elle avait passé quelques mois. La mère n'avait pas beaucoup d'informations sur les traitements reçus là -bas, mais rapportait que des guérisseurs avaient été consultés et que l'état de Marie s'était considérablement amélioré, sans pour autant qu'elle redevienne celle qu'elle était avant. De retour au Canada son état était resté stable jusqu'au départ de son père pour Haïti.
Alors que Marie restait extrêmement psychotique, malgré le traitement neuroleptique, la complexité et les divergences d'interprétation de sa maladie dans son entourage apparaissaient. La mère, qui se présentait comme convertie, préférait ne pas envisager une étiologie traditionnelle vaudou pour expliquer la maladie de sa fille même si elle avait de la difficulté à se satisfaire d'une étiologie médicale. Elle insistait sur le recours à la mère tout en reconnaissant que son mari absent avait plutôt considéré l'étiologie traditionnelle. La sœur aînée de la mère affirmait pour sa part que la religion ne pouvait pas grand chose contre le vaudou et que "les forces sataniques devaient être combattues par Satan", quitte à prier par la suite. Marie qui assistait, toujours mutique et hallucinée, aux entrevues familiales, semblait intéressée lorsque le vaudou ou Haïti étaient mentionnés. Peu à peu, elle devenait un peu plus calme. Après consultation du père, la famille décidait d'envoyer Marie terminer un traitement qui avait été entrepris pour elle en son absence en Haïti. Après une semaine la mère revint avec elle. Le guérisseur avait déterminé que le problème venait de l'esprit d'un ancêtre du côté de la famille de la mère, cet esprit aurait été envoyé pour leur nuire par des membres éloignés de la famille envieux de la réussite de ceux qui avaient réussi à émigrer. La vulnérabilité de Marie en avait fait la cible de l'esprit. Le fait que la possession vienne de la famille elle-même rendait, d'après le guérisseur, le problème beaucoup plus délicat: il prédisait une amélioration très lente et des séquelles subséquentes.
Le voyage en Haïti, la consultation auprès du guérisseur, le travail psychothérapeutique avec la famille et la médication avaient eu pour effets de réduire les symptômes positifs et de recréer une certaine cohésion autour de Marie. Dans les mois qui suivirent la vie de Marie se réorganisa dans un va et vient entre les maisons des membres de sa famille étendue. Incapable de répondre à des attentes minimales au niveau de l'école, elle a investit l'espace urbain par de longues marches où elle côtoie le monde tout en restant en retrait. Le diagnostic traditionnel a donné à la famille de la patience et une grande tolérance. Marie accepte bien la contrainte minimale qui représente la prise de médicament dans la mesure où son espace de liberté est vaste. Elle reste passionnées par des détails qui apparaissent parfois incompréhensibles à première vue. Par exemple: elle est fascinée par la signature de son père qu'elle peut répéter des centaines de fois. Serait-ce parce que c'est cette signature qui lui a ouvert la porte de l'hôpital psychiatrique où elle a vécu un cauchemar?
Ashton: l'esclavage de Babylone, l'espoir de Sion
Ashton a 13 ans, ses parents viennent des Antilles anglophones. Arrêté avec sa mère pour vol à l'étalage, Ashton est placé dans un foyer de groupe qui l'envoie à l'hôpital parce qu'il a des idées bizarres: il prêche et considère qu'il est un élu, ainsi que sa mère, alors que les intervenants du foyer et de la cour sont maudits. Il se dit le fils spirituel du roi Haile Selassie dont il est une représentation. Il doit fumer de l'herbe sacrée "ganja" et réaliser la mission qu'il partage avec sa mère alors que son père fait partie d'un complot de "Babylone", en alliance avec les forces du mal représentées par la société hôte où il est né.
Après une courte hospitalisation, Ashton retourne dans le foyer de groupe. Un diagnostic de folie à deux est évoqué car sa mère, qui a été souvent hospitalisée en psychiatrie dans un état psychotique, partage les croyances d'Ashton. Une évaluation psychologique complémentaire réalisée par une psychologue connaissant très bien le contexte antillais et rastafari conclut à un état psychotique. Pour sa part Ashton ne se croit pas malade et refuse toute médication. Il est référé en psychiatrie transculturelle parce que le département de protection de la jeunesse questionne sur les avenues d'intervention à favoriser: l'école ne veut plus de lui parce qu'il professe à la place des professeurs, ses intervenants ont l'impression d'avoir peu ou pas de prise sur lui.
Des rencontres avec les différentes personnes impliquées autour d'Ashton laissent vite entrevoir la superposition de multiples clivages: entre intervenants, blancs et noirs du foyer, entre le père d'Ashton, allié du système, et la mère considérée comme une influence néfaste dont Ashton doit être séparé, malgré l'évidence d'un lien d'attachement important à celle-ci. Les clivages, "délirants" mis en scène par Ashton entre les élus et les maudits, Sion et Babylone, reprennent de façon métaphorique le déchirement qu'il ressent: il est forcé de trahir et de rejeter sa mère et la culture d'origine qu'elle représente pour accéder à une place de sujet dans la société hôte et dans la famille maintenant dirigée par son père. Son alliance avec sa mère représente pour lui une mission, pour le système elle est essentiellement signe de folie.
Le travail de l'équipe transculturelle consistera à soutenir certains intervenants caribéens de terrain dans leurs efforts de rompre le clivage: la légitimité de l'école et du foyer doit venir d'une alliance, fut-elle très partielle et d'une reconnaissance respectueuse de la mère. Il s'agira aussi d'un travail de protection contre une intervention psychiatrique plus invasive (médication et hospitalisation forcée) prônée par des responsables inquiets de voir ce jeune garçon rester hors de l'école pendant plusieurs mois. Après plusieurs moments de crise de doutes et d'incertitudes, la situation commence à se dénouer lorsque le foyer de groupe accepte des visites de la mère. Celle-ci traversant une période particulièrement déstabilisée, a des comportements perturbateurs (crie et se désorganise) avec lesquels Ashton prend une distance, sans toutefois la renier ni l'abandonner. À partir de là , les multiples clivages vont s'émousser. Ashton accepte de retourner à l'école en se pliant aux exigences de celle-ci. L'école pour sa part se rassure un peu et devient plus tolérante face à une différence qui n'est plus uniquement interprétée en termes de folie. A mi-chemin entre son père et sa mère Ashton accepte aussi d'intégrer une famille Rastafari où il retrouve une place d'enfant: ni prophète, ni modèle mental, il recommence à faire de la bicyclette et à jouer au basket-ball. Sa préoccupation pour Babylone et pour Sion s'efface progressivement: le bien et le mal ont retrouvé figure humaine, enchevêtré dans un quotidien qui est le sien, en continuité avec l'histoire de tous ceux qui ont été anarchés à l'Afrique comme esclave, qui ont survécu à la colonisation et font face, comme lui, au racisme ordinaire.
Étienne, le messager des ancêtres
Étienne est un garçon haïtien de 15 ans, admis à l'hôpital dans un état de psychose aiguë: il est très retiré, presque mutique, il ne se nourrit plus et apparaît très perdu. Les parents rapportent une détérioration progressive de l'état d'Étienne durant la dernière année: craintes grandissantes d'être la risée de ses compagnons, rires solitaires, idées de références face à la télévision. À l'hôpital en présence d'un psychologue parlant créole et en l'absence de son père, Étienne parle de l'esprit d'un mort vivant, d'un zombie qui le persécuterait. Quelques jours après l'introduction d'une médication neuroleptique les parents le reprennent à la maison même s'il est encore halluciné. Le suivi met en évidence des positions très clivées à l'intérieur de la famille. Le père, professionnel dans le domaine scientifique, considère que son fils souffre d'un problème strictement médical et... qu'il ne doit pas être considéré comme malade. La mère, sans révéler de prime abord sa propre interprétation de la maladie de son fils, affirme que la prière peut l'aider et organise des groupes de prières à la maison. Son mari, qui s'oppose à toute intervention de personnes extérieures à la famille nucléaire, ne veut pas que les groupes se tiennent à son domicile ce qui devient une source de conflit. Dans les semaines qui suivent, alors qu'Étienne émerge très lentement de sa psychose, la différence entre les positions parentales demeure au premier plan. La mère évoque une maladie qu'elle aurait eu comme jeune femme qui aurait eu une origine non naturelle et un lien avec le Vaudou, son père lui aurait alors prédit: "ton mari est trop naïf pour réaliser ce qui se passe. Il ne comprendra que lorsqu' "ils" s'en prendront à l'un de ses enfants". La mère raconte aussi comment elle s'est opposée à ce qu'Étienne porte le nom de son grand-père paternel, car celui-ci avait demandé que son premier petit-fils soit nommé comme lui et d'après elle il s'agissait d'une imposition qui cachait quelque chose. Pour le père cette insinuation est difficile à accepter étant donné l'amour et l'admiration inconditionnelle qu'il voue à son père aujourd'hui décédé. Le père d'Étienne quitte alors sa position ultra rationnelle pour s'interroger sur un rêve qu'il a fait de façon répétée avant chacune des naissances de ses trois enfants: il a rêvé d'un cheval qui passait devant lui. Dans le cas d'Étienne, deuxième de la famille et seul garçon, le rêve était légèrement différent: le cheval était amené vers lui par une jeune fille qui lui en remettait les rênes.
Des personnes de la famille n'avaient pas voulu lui expliquer son rêve tout en lui spécifiant que "c'était un bon rêve". Une cousine lui avait révélé que le cheval représentait Saint-Jacques majeur. Le père rapporte alors qu'il rencontrait régulièrement son père en rêve depuis la mort de celui-ci, et que cela l'aidait habituellement à résoudre ses difficultés, mais que depuis la maladie de son fils, il ne l'avait pas vu. La thérapeute avait proposé que le rêve, comme la nomination d'Étienne, pourraient représenter une mission confiée à Étienne et à son père pour la famille ou la communauté et l'existence éventuelle d'un secret.
Le père d'Étienne avait alors raconté un rêve fait au moment de la mort de son père: son jeune frère essayait de percer un secret (celui de la mort d'après lui) et le père l'en empêchait avant de disparaître. Le rêve d'après lui confirmait que deux états étaient possibles dans la mort. Il s'était également souvenu que son père, jeune homme, était tombé très étrangement malade et avait dû retourner dans son village natal isolé pendant plus d'un an, abandonnant son emploi de fonctionnaire. Sa guérison avait été accompagnée d'une remontée sociale et familiale fulgurante: il avait occupé un poste d'importance nationale et avait eu dix enfants.
L'entrée du père dans le monde des représentations traditionnelles s'était accompagnée d'un retour de la mère vers un discours plus médical occidental: elle avait eu une césarienne, celles-ci étaient associées à des problèmes de ce genre, elle voulait plus d'information au sujet de la schizophrénie.
Après une période ou la cohésion familiale autour de plusieurs significations données à la maladie d'Étienne commence à se refaire, les dissensions évidentes entre les deux parents semblent désorienter Étienne qui, après une brève période d'amélioration de son état, redevient plus psychotique. Dans ce cas, la multiplicité des systèmes de sens n'ont fait que nourrir le conflit familial sans permettre d'établir une espace pouvant contenir l'expérience de la psychose.
Discussion
Ces cinq histoires illustrent différents scénarios retrouvés chez nos jeunes patients psychotiques. Dans le cas de Mohamed l'approche transculturelle a permis de revenir aux modalités traditionnelles de traitement qui se sont avérées efficaces. Dans le cas d'Awa, scénario le plus fréquent, une combinaison des approches traditionnelle et psychiatrique a été possible et bénéfique. Ashton a bénéficié d'une expression systémique institutionnelle des tensions familiales personnelles et communautaires qu'il vivait. L'introduction du diagnostic traditionnel a permis à la famille de Marie de faire face à la chronicité de la maladie. Enfin, dans le cas d'Étienne l'intensité du conflit familial persistant n'a pas permis d'établir une coexistence de différents univers de sens et l'intervention a surtout contribuée à entretenir les tensions.
Trois instances jouent un rôle clé dans la mise en place de l' approche transculturelle :
- L'équipe de crise, de par sa flexibilité, son orientation familiale et son rôle limité dans le temps, permet de s'adresser à l'épisode psychotique en tant que crise en valorisant les avenues proposées par la famille tout en proposant une approche pharmacologique non invasive.
- Le milieu hospitalier non psychiatrique permet à la famille, si elle le désire, de considérer l'adolescent comme "malade" mais de façon non spécifique, ce qui facilite l'introduction de signification autres que celle appartenant au registre psychiatrique. L'intérêt des infirmières pour les cas caractéristiques culturelles de l'histoire des jeunes augmente la tolérance du personnel de l'étage face à des comportements psychotiques autrement perçus comme inquiétants, et par conséquence diminue le recours à un contrôle pharmacologique et physique invasif. Enfin le milieu médical présente aussi des problèmes puisqu'il entraîne souvent une augmentation importante d'investigations médicales peu justifiées.
- L'approche en psychiatrie transculturelle permet d'introduire une multiplicité de système de sens autour de la crise et de transformer le passé entre la culture d'origine et la société hôte en un espace transitionnel permettant un jeu autour du sens et une recherche de cohérence relative dans des mondes hétérogènes (Witzum, 1999). Ce processus comprend aussi une validation de savoirs et de savoir-faire différents de l'expertise médicale occidentale. La reconnaissance des savoirs empiriques de la famille et de la communauté redonne à la famille du pouvoir et renforce l'alliance avec l'équipe clinique. Cette alliance est souvent fragilisée par l'asymétrie du pouvoir entre le milieu clinique et les familles qui ont une identité de groupe minoritaire. (Rousseau, 1998). Finalement, la possibilité de jouer avec un large éventail de significations facilite la mobilisation des réseaux sociaux: famille étendue et réseaux de support dans le pays d'origine. Pour de nombreuses communautés le stigma associé avec la maladie mentale ne permet pas cette mobilisation ce qui provoque un plus grand isolement du patient et de sa famille (Nathan 1994). L'évocation de significations traditionnelles peut au contraire parfois indiquer aux proches de façon claire quelles sont les avenues permettant d'aider et de soutenir la famille au travers de la crise.
Notre expérience clinique souligne l'utilité d'une évaluation culturelle d'un épisode psychotique chez l'adolescent migrant autant dans la création d'une alliance avec celui-ci et sa famille que dans l'élaboration d'un plan de traitement qui non seulement n'agrandit pas le clivage entre les différents mondes auxquels appartient l'adolescent, mais transforme le fossé entre le pays d'origine et la société hôte en espace transitionnel permettant de multiplier les interprétations de la crise et les stratégies disponibles pour y répondre.