Lorsqu’il est question de traduction juridique au Canada, deux choses sont claires : premièrement, on manque sérieusement de traducteurs et traductrices juridiques qualifiés, et deuxièmement, les outils technologiques, comme la traduction automatique (TA) et l’intelligence artificielle générative (IA générative), sont maintenant bien ancrés dans les processus de traduction. Le train a quitté la gare, le génie est sorti de la lampe. On ne peut pas revenir en arrière.
Finis les jours où les traducteurs et traductrices juridiques n’avaient besoin que d’un simple logiciel de traitement de texte, d’une bibliothèque pleine de dictionnaires et de textes juridiques et de l’aide occasionnelle de collègues chevronnés. Au cours de la dernière décennie, l’amélioration graduelle de la TA et l’arrivée de l’IA générative ont chamboulé le paysage de la traduction juridique. Ces technologies sont en train de transformer la profession, mais pas sans susciter de vifs débats sur leur utilisation dans un domaine aussi critique et nuancé.
L’importance de la spécialisation
La traduction juridique est un domaine hautement spécialisé, qui demande non seulement des compétences de transfert linguistique, mais aussi une profonde compréhension des systèmes, de la terminologie et des pratiques juridiques. Il faut faire preuve d’une grande précision, car même la plus petite erreur peut avoir de lourdes conséquences juridiques (on trouve en ligne une foule d’exemples d’erreurs de traduction juridique extrêmement coûteuses pour les personnes concernées). Pour acquérir une expertise dans le domaine, il faut des années de pratique, des études assidues, et surtout, une maîtrise des concepts juridiques présentés. En effet, nombre de traducteurs et traductrices juridiques ont fait des études en droit. Dans le contexte des progrès continus et de la demande accrue pour les nouvelles technologies, la question se pose : la TA et l’IA générative peuvent-elles remplacer l’expertise humaine essentielle dans ce domaine?
TA et IA générative en traduction juridique : le pour
Vitesse et efficacité accrues
L’un des plus grands avantages de la TA et de l’IA générative en traduction juridique est la possibilité d’accroître la rapidité et la productivité. Les textes juridiques comportent souvent des passages répétitifs, notamment dans les contrats, les ententes et les formulaires juridiques. Les outils de TA, dont ceux intégrés à des systèmes de traduction assistée par ordinateur (TAO), peuvent traiter rapidement ces segments répétitifs, pour permettre à l’utilisateur ou à l’utilisatrice de se concentrer sur les passages complexes et nuancés.
La traduction humaine d’un long contrat ou de lignes directrices juridiques, par exemple, pourrait exiger des jours, voire des semaines de travail. Avec l’aide de la TA, on peut réduire énormément le temps requis. Les outils technologiques peuvent aussi traduire rapidement des documents volumineux (en quelques minutes ou même secondes) pour permettre une compréhension préliminaire du contenu, par exemple pour aider un ou une juriste à se préparer avant un procès. Idéalement, un·traducteur ou une traductrice juridique d’expérience devrait affiner et perfectionner cette traduction générée par une machine, pour que le résultat soit approprié et conforme aux besoins.
Normalisation et uniformité
Un autre avantage de la TA en traduction juridique est la possibilité de normalisation et d’uniformisation, notamment de la terminologie. Le langage juridique demande une utilisation uniforme de termes précis dans l’entièreté d’un ou de plusieurs documents. Les outils de TA, lorsque bien entraînés avec un corpus propre au domaine, peuvent aider à assurer cette uniformité et à réduire les risques d’erreurs ou d’incohérences, qui pourraient avoir de graves conséquences juridiques.
Les outils d’IA générative peuvent aussi créer et gérer de grandes bases de données terminologiques dont se servent les traducteurs et traductrices pour s’assurer d’utiliser les termes et les tournures appropriées. Celles-ci sont des plus utiles pour les projets d’envergure ou le traitement de documents juridiques multilingues, où l’uniformité terminologique dans chaque langue est cruciale.
Capacités multilingues
À l’ère de la mondialisation croissante, les documents juridiques doivent souvent être traduits en plusieurs langues en peu de temps. La TA et l’IA générative rendent cela possible, plus vite que jamais. Cela constitue une véritable bénédiction pour les sociétés multinationales, les cabinets et les organisations internationales, qui doivent gérer de grands volumes de textes juridiques provenant de divers territoires de compétence.
TA et IA générative en traduction juridique : le contre
Manque de compréhension du contexte
Même si la TA a fait des avancées inouïes, la machine peine encore à comprendre le contexte, qui est indispensable en traduction juridique. Les textes juridiques sont souvent denses, remplis de jargon précis et empreints de nuances culturelles que les machines ont de la difficulté à interpréter correctement. Par exemple, les termes juridiques qui n’ont aucun équivalent direct dans une autre langue pourraient être mal traduits, ce qui changerait le sens du document.
Au Canada, la coexistence du droit civil et de la common law pose un défi unique pour la traduction juridique. Les outils de TA ont souvent de la difficulté à bien interpréter la terminologie et les concepts juridiques distincts de chaque système et branche, ce qui pose un risque d’erreurs de traduction qui modifieraient le sens voulu.
De plus, on ne peut absolument pas faire de traduction mot à mot en traduction juridique : il faut véhiculer l’intention de la loi avec justesse. Même si la traduction automatique produit des phrases grammaticalement correctes, si elle n’arrive pas à rendre l’intention ou le principe juridique implicite, le résultat peut être inutilisable, ou pire, problématique au point de vue juridique.
Utilisation et confiance excessives
La surutilisation de la TA et de l’IA générative en traduction juridique pourrait poser problème. Des traducteurs et traductrices moins expérimentés pourraient trop faire confiance aux textes produits par la machine, et omettre de corriger certaines erreurs et incohérences. En traduction juridique, on ne peut pas se contenter d’un résultat qui a l’air correct. Une erreur de traduction, si petite soit-elle, peut avoir de grandes conséquences.
Une confiance excessive en la TA et l’IA générative donne un faux sentiment de sécurité. Même si le texte généré a l’apparence d’un texte juridique, il n’est pas nécessairement juste. Cela est surtout le cas pour les textes juridiques complexes aux enjeux de taille, comme les procédures judiciaires, les demandes de brevet et les traités internationaux.
Enjeux de confidentialité
La confidentialité est un pilier du droit. Bon nombre d’outils de TA gratuits et sans abonnement (comme Google Traduction) ne sont pas assez sécuritaires pour traiter des documents juridiques délicats. Lorsqu’on utilise ces plateformes, on court le risque que des renseignements confidentiels soient exposés ou stockés d’une façon non conforme aux exigences juridiques. Il s’agit d’un enjeu important pour les traducteurs et traductrices juridiques, qui doivent s’assurer que leurs méthodes respectent de strictes lois sur la protection de la vie privée et sur la confidentialité.
Conclusion
L’utilisation de la TA et de l’IA gĂ©nĂ©rative en traduction juridique apporte son lot de possibilitĂ©s et de dĂ©fis : ces technologies peuvent accroĂ®tre la rapiditĂ© et amĂ©liorer l’uniformitĂ©, mais elles ne remplacent pas l’expertise nuancĂ©e requise pour produire une traduction fidèle. Heureusement, l’École d’éducation permanente de l’UniversitĂ© Ă山ǿĽé offre un diplĂ´me d’études supĂ©rieures en traduction juridique qui outille les traducteurs et traductrices des compĂ©tences essentielles pour utiliser ces technologies avec discernement et ainsi produire des traductions justes et idiomatiques qui seront bien comprises et respectĂ©es dans diffĂ©rents systèmes juridiques et diffĂ©rentes cultures.
À propos de l’auteure
Ann Marie Boulanger est chargée de cours au programme de diplôme d’études supérieures en traduction juridique de l’École d’éducation permanente. Traductrice agréée (membre de l’OTTIAQ) et propriétaire de Traduction Proteus inc., elle est aussi la cofondatrice de l’École de traduction LION, qui offre aux traducteurs et traductrices des ateliers de formation sur les affaires, la technologie et la langue.